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hommes et du monde que je n’aurai jamais ; obtenant sur moi cet empire que je prends quelquefois sur les autres. Ce que la plupart des hommes sont pour moi, des enfants, je le deviens pour lui. Je l’ai nommé mon hermaphrodite, parce qu’à la force d’un des sexes il joint la grâce et la délicatesse de l’autre. C’est mon ami, c’est le vôtre. Il est dans l’art plastique moral ce que vous êtes dans l’art plastique mécanique. Ce que je vous en dis, les grands, les petits, les savants, les ignorants, les hommes faits, les enfants, les littérateurs, les gens du monde, vous le diront comme moi. Il plaît également à tous.

Des nouvelles de ma famille, en voici. La mère est fatiguée d’une sciatique qui donne encore plus d’exercice à ma philosophie qu’a sa patience. L’enfant sera, quelque jour, un enfant assez aimable. Je le prévois à des éclairs, rares à la vérité, mais fort au-dessus de son âge.

Les lettres languissent. On leur interdit le gouvernement, la religion et les mœurs. De quoi veut-on qu’elles s’entretiennent ? Le reste n’en vaut pas la peine. Un freluquet sans lumière et sans pudeur dit intrépidement à sa table que l’ignorance fait le bonheur des peuples, et que si l’on eût jeté Marmontel dans un cachot, lorsqu’il nous fit rire aux dépens de d’Arginval et d’Aumont, il n’aurait point fait Bélisaire ; et cela s’appelle un ministre ! Nous n’avons jamais contristé cet homme-là ; mais il se doute de notre mépris, et il nous hait.

À propos, on a prétendu que Marmontel a pris mon ton pour modèle de celui de son héros. Il me semble pourtant que je ne suis ni si froid, ni si commun, ni si monotone. Ah ! mon ami, le beau sujet manqué ! Comme je vous aurais fait fondre en larmes, si je m’en étais mêlé ! Notre ami Marmontel disserte, disserte sans fin, et il ne sait ce que c’est que causer.

Je n’ai bien senti toute la décadence de la peinture que depuis que les acquisitions que le prince de Galitzin a faites pour l’impératrice ont arrêté mes yeux sur les anciens tableaux. Ou je me trompe fort, mon ami, ou l’art de Rubens, de Rembrandt, de Pœlenburg, de Téniers, de Wouvermans est perdu. La belle collection que vous allez recevoir ! Le prince, notre ami commun, fait des progrès incroyables dans la connaissance des beaux-arts. Vous seriez vous-même étonné de la manière dont il voit, sent et juge. C’est qu’il a le grand principe, l’âme