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distractions infinies qui viennent m’assaillir tout au sortir de mon lit… Il me semble, à la forme de mon papier et au ton de mon billet, que vous soyez toujours à quatre pas de chez moi… Vous êtes cependant bien loin, bien loin ; mais ce n’est ni de mon cœur ni de ma pensée… Que ma paresse et mon silence ne vous découragent point. Vous connaissez bien quelle est la sorte de bonheur dont nous jouissons dans ce pays-ci, et vous êtes bien sûr que nous n’en pouvons être privés que par des événements très extraordinaires. Ce n’est pas là tout à fait votre position par rapport à nous. Vous avez changé de climat, de vie, de mœurs, de connaissances, d’aliments, d’air, d’eau, de société ; nous avons besoin sans cesse d’être rassurés. Continuez donc de nous parler de votre santé, de vos travaux, des attentions qu’on a pour vous, des agréments dont vous jouissez. Que nous sachions qu’il y a sous le pôle, indépendamment de la souveraine, des hommes sensibles à l’esprit, à la probité, aux talents, et que vous avez trouvé en Russie tout ce que vous deviez naturellement vous promettre d’avantages, en quelque lieu du monde que vous fussiez allé, avec les qualités personnelles infiniment estimables que vous y auriez portées ; ces qualités qui m’attachèrent à vous au premier moment où je vous vis, qui, mieux connues de jour en jour, me firent ambitionner le nom de votre ami, et qui, également appréciées de loin et de près, me font sentir à l’instant où je vous écris tout le regret de votre perte. Mais je dis mal : est-ce que vous êtes perdu pour moi ? est-ce que je suis perdu pour vous ? Non, ami, je vous recouvrerai. Je vous reverrai. Je n’y tiendrai pas. L’amitié, le sentiment de la reconnaissance la plus vive, m’enlèveront un jour de vive force et me porteront entre les bras de mon ami, aux pieds de mon auguste bienfaitrice. Je la voudrai voir cette femme despote qui s’avise de dire un jour à ses sujets : « Nous sommes nés pour vivre sous des lois, les lois sont faites pour rendre les hommes heureux ; personne ne sait mieux que vous à quelles conditions vous pouvez être heureux. Venez donc me l’apprendre. » Voilà, mon ami, le trait qu’il faudrait transmettre à la postérité la plus reculée parce qu’il est unique, parce que le passé n’en offre point d’exemple chez aucune nation, et que les maîtres du monde sont trop jaloux de leur autorité pour que l’avenir en offre un second. Montrez-la-moi