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où elle n’est pas, et elle sent juste. Pourquoi cesserait-elle de sentir juste, si elle accroissait en elle-même ce bonheur de celui d’être heureuse dans des temps où elle n’est pas davantage ? Quand elle parcourt l’histoire d’Angleterre, n’est-il pas doux pour elle de pouvoir substituer le nom de Catherine à celui d’Élisabeth ? Nous existons dans le passé par la mémoire des grands hommes que nous imitons, dans le présent où nous recevons les honneurs qu’ils ont obtenus ou mérités, dans l’avenir par la certitude qu’il parlera de nous comme nous parlons d’eux. Mon ami, ne rétrécissons pas notre existence, ne circonscrivons point la sphère de nos jouissances. Regardez-y bien. Tout se passe en nous. Nous sommes où nous pensons être. Ni le temps ni les distances n’y font rien. À présent vous êtes à côté de moi. Je vous vois, je vous entretiens. Je vous aime. Je tiens les deux mains de Mlle Collot, et, lorsque vous lirez cette lettre, sentirez-vous votre corps ? Songerez-vous que vous êtes à Pétersbourg ? Non. Vous me toucherez. Je serai en vous, comme à présent vous êtes en moi. Car, après tout, qu’il y ait hors de nous quelque chose ou rien, c’est toujours nous que nous apercevons, et nous n’apercevons jamais que nous. Nous sommes l’univers entier. Vrai ou faux, j’aime ce système qui m’identifie avec tout ce qui m’est cher. Je sais bien m’en départir dans l’occasion. Adieu, mon amie, adieu, mon bon ami. Embrassez-vous tous les deux pour moi.


À Paris, ce 20 décembre 1766.


XII


Non, mon ami, je ne laisserai pas partir M. Simon sans vous écrire un mot. Mais il me faut un peu plus de temps qu’il ne m’en accorde pour répondre à mon aise à deux ou trois de vos précédentes lettres. Il y a quelques articles importants qui demandent de la réflexion : ce sera pour le premier moment où j’aurai le courage de fermer ma porte à la multitude des