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un égal nombre d’autres à y pourrir à leur place ; et puis les disputes religieuses s’apaisent, on se refroidit bientôt sur les ouvrages polémiques, on en sent le vide, on rougit de l’importance qu’on y mettait. Le temps qui produit les artistes singuliers et hardis est court ; et ceux dont je vous parlais ne tardèrent pas à connaître le péril des grandes entreprises, lorsqu’ils virent des hommes avides et médiocres tromper tout à coup l’espoir de leur industrie et leur enlever le fruit de leurs travaux.

En effet, les Estienne, les Morel et autres habiles imprimeurs n’avaient pas plus tôt publié un ouvrage dont ils avaient préparé à grands frais une édition et dont l’exécution et le bon choix leur assuraient le succès, que le même ouvrage était réimprimé par des incapables qui n’avaient aucun de leurs talents, qui, n’ayant fait aucune dépense, pouvaient vendre à plus bas prix, et qui jouissaient de leurs avances et de leurs veilles sans avoir couru aucun de leurs hasards. Qu’en arriva-t-il ? Ce qui devait en arriver et ce qui en arrivera dans tous les temps :

La concurrence rendit la plus belle entreprise ruineuse ; il fallut vingt années pour débiter une édition, tandis que la moitié du temps aurait suffi pour en épuiser deux. Si la contrefaçon était inférieure à l’édition originale, comme c’était le cas ordinaire, le contrefacteur mettait son livre à bas prix ; l’indigence de l’homme de lettres, condition fâcheuse à laquelle on revient toujours, préférait l’édition moins chère à la meilleure. Le contrefacteur n’en devenait guère plus riche, et l’homme entreprenant et habile, écrasé par l’homme inepte et rapace qui le privait inopinément d’un gain proportionné à ses soins, à ses dépenses, à sa main-d’œuvre et aux risques de son commerce, perdait son enthousiasme et restait sans courage.

Il ne s’agit pas, monsieur, de se perdre dans des spéculations à perte de vue et d’opposer des raisonnements vagues à des faits et à des plaintes qui sont devenus le motif d’un code particulier. Voilà l’histoire des premiers temps de l’art typographique et du commerce de librairie, image fidèle des nôtres et causes premières d’un règlement dont vous avez déjà prévu l’origine.

Dites-moi, monsieur, fallait-il fermer l’oreille aux plaintes des vexés, les abandonner à leur découragement, laisser subsister l’inconvénient et en attendre le remède du temps qui débrouille quelquefois de lui-même des choses que la prudence