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idée de l’harmonie imitative. Trois ou quatre poètes l’ont possédée au souverain degré, et puis c’est tout. Il y a plus encore de Rubens que d’Homère. Comptez dix mille beaux tableaux pour un beau poëme, mille grands artistes pour un grand poëte. La palette du poëte, c’est la langue. Jugez combien de fois il arrive que cette palette est pauvre sans qu’il soit au pouvoir du génie même de l’enrichir. Le poëte sent l’effet, et il lui est impossible de le rendre. Son idiome le condamne à être monotone, malgré qu’il en ait, et quand il a tiré de ses couleurs tout ce qu’il en pouvait tirer, et qu’il vient à comparer sa composition avec quelque composition grecque ou romaine, il trouve qu’il est faible, froid et gris, sans qu’il ait pu se rendre plus vigoureux ; les couleurs, qui ne manquent jamais à l’artiste, quelque lieu du monde qu’il habite, ont manqué à mon poëte, et il n’y a point de reproche à lui faire, c’est malgré lui qu’il a été mauvais coloriste. La nature lui a donné l’âme et l’oreille, la langue lui refuse l’instrument. Oui, il est peut-être plus facile de faire du premier coup un petit poëme médiocre que de faire du premier coup un mauvais dessin ; mais je ne doute point qu’il ne soit infiniment plus difficile, même avec le temps, l’expérience et le talent, de faire un beau poëme qu’un beau tableau[1].

Je ne comparerais point la composition de Polygnote au récit de notre poëte. Ce serait une grande bêtise à moi de le faire et de chercher dans une scène tranquille, un départ, la chaleur, le mouvement, le tumulte d’un combat. Mais avez-vous cru trouver l’occasion d’amadouer l’homme et de réparer les coups d’étrivières, les malheureux coups d’étrivières que

  1. « Nous sommes d’accord ; j’ai pourtant un avantage sur vous : je vous entends, et je vous ai fait faire une belle page. Ce que je vous ai dit n’est point du tout ce à quoi vous me répondez. 1° Un tronc d’arbre, une pierre bien représentés en peinture vous font plaisir à voir : vous en feraient-ils autant en versification ? Voilà ce que j’ai dit. 2° Je sais copier des vers : je vous défie de copier un tableau. Je rendrai ma pensée en poésie, rendez la vôtre en peinture. Il ne s’agit pas de faire un poëme ni un tableau, mais d’écrire à pouvoir être lu, de peindre à pouvoir être regardé. Il est plus aisé de dire ce héros magnanime, que de peindre un héros magnanime. Il est plus aisé de dire et de son front divin l’Olympe est ébranlé, que de peindre ce front divin qui fait trembler l’Olympe. Voilà ce que j’ai dit. »