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au delà : l’homme vit dans le passé, le présent et l’avenir ; dans le passé, pour s’instruire ; dans le présent, pour jouir ; dans l’avenir, pour se le préparer glorieux à lui-même et aux siens. Il est de sa nature d’étendre son existence par des vues, des projets, des attentes de toute espèce.

3° Tout ce qui concourt à relever l’estime que je fais de moi-même et de mon espèce me plaît et doit me plaire.

4° Si nos prédécesseurs n’avaient rien fait pour nous, et si nous ne faisions rien pour nos neveux, ce serait presque en vain que la nature eût voulu que l’homme fût perfectible.

Après moi le déluge, c’est un proverbe qui n’a été fait que par des âmes petites, mesquines et personnelles. Il ne sera jamais répète par un grand monarque, un digne ministre, un bon père. La nation la plus vile et la plus méprisable serait celle où chacun le prendrait étroitement pour la règle de sa conduite.

6° Oh ! la belle manie que celle de l’inscription ! Qui est-ce qui saura l’inspirer à tous les hommes ? Qui est-ce qui saura faire éclore ce germe précieux que la nature a placé dans tous les cœurs ? Qui est-ce qui oserait l’y étouffer s’il en avait le pouvoir ?

7° Pour bien connaître tout le prix du sentiment de l’immortalité et du respect de la postérité, voyons quel jugement nous portons de ceux qui l’ont eu, qui ont fait tant de grandes choses pour nous, qui se sont occupés de notre bonheur avant que nous fussions et qui ont ambitionné notre éloge. Ils ne sont plus : mais qu’en pensons-nous ? quels mouvements s’élèvent dans nos âmes à la vue des bustes des Solon, des Trajan et des Antonin !

8° Il y aurait une étrange contradiction à honorer les hommes d’autrefois qui nous avaient en vue, et de déprécier ceux d’aujourd’hui qui ont en vue la postérité : l’homme jaloux de l’immortalité se trouverait entre le blâme du présent et l’éloge de l’avenir ; entre deux voix dont l’une le nommerait vain, ambitieux, pusillanime, insensé, chimérique ; l’autre, qui lui donnerait les titres de héros, de grand, de magnanime, de sage. Nous louons ceux qui ne sont plus ; puis-je ignorer que la postérité nous imitera ? Nos suffrages et ceux de nos neveux ne sont-ils pas également bien fondés ? N’est-il pas également beau de les ambitionner et de les mériter ? Ô sages d’Athènes et de Rome, lorsque je rencontre vos statues au détour d’une allée solitaire, et qu’elles m’arrêtent ; lorsque je reste devant elles