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Vous m’avez donné bien de la peine et bien du plaisir : je me suis mis à relire le livre de Pline sur les beaux-arts ; voilà le plaisir : j’ai vu que vos citations n’étaient pas toujours bien fidèles ; voilà la peine. J’ai vu que vous aviez osé appeler petit radoteur l’homme du monde qui a le plus d’esprit et de goût, et que cette grosse injure n’était fondée que sur une demi-douzaine de lignes aussi faciles à défendre qu’à attaquer et rachetées par une infinité d’excellentes choses ; et lorsque j’allais à mon tour commencer ma cérémonie expiatoire, l’auguste fantôme m’est apparu ; il avait l’air tranquille et serein, il a jeté un coup d’œil sur vos observations, il a souri et il a disparu[1].

Pline suit les progrès de l’art, olympiade par olympiade, il distribue ses éloges selon qu’on y a plus ou moins contribué par quelques vues nouvelles. Pour moi, qui pense que tout tient, en tout, à la première étincelle, qu’on doit quelquefois plus à une erreur singulière qu’à une vérité commune, qui compare la multitude des âmes serviles au petit nombre de têtes hardies qui s’affranchissent de la routine, et qui connais un peu par expérience la rapidité de la pente générale, je dis : Le premier qui imagina de pétrir entre ses doigts un morceau de terre et d’en faire l’image d’un homme ou d’un animal eut une idée de génie ; ceux qui le suivirent et qui perfectionnèrent son invention méritent aussi quelque éloge. Si vous pensez autrement, c’est moi qui ai tort[2].

Vous êtes artiste, Pline ne l’est pas ; croyez-vous de bonne foi que si vous eussiez eu un compte rapide à rendre d’un aussi grand nombre d’artistes et d’ouvrages, vous vous en seriez tiré mieux que lui[3] ?

  1. « Il est dans l’ordre qu’un fantôme disparaisse, et que des observations restent quand elles sont justes, et si justes, que vous n’avez démontré la fausseté de pas une. »
  2. « Ô ! mon ami je ne suis pas le seul qui pense autrement ; mais comment faire ? Si on est seul, on a une opinion particulière qui ne fera pas fortune. Si on est beaucoup, c’est la multitude des âmes serviles… À propos, le premier qui imagina de pétrir entre ses doigts un morceau de terre et d’en faire l’image d’un homme mi d’un animal, savez-vous ce qu’il faisait ? Un modèle. Vous accordez le génie à bien bon compte ; pourriez-vous me dire si ce pauvre pétrisseur inventait la figure d’un homme ou d’un animal ? Car, à moins d’inventer, point de génie. »
  3. « Ou cela n’est pas honnête, ou je ne l’entends pas. Si j’avais eu la besogne de Pline à faire concernant mon art, j’aurais très-assurément mieux jugé et j’aurais mal écrit. Votre question est plaisante. Si au lieu de relever mon petit radoteur, vous eussiez dit : C’est principalement à Pline que nous devons la connaissance des artiste anciens et de leurs ouvrages ; passons-lui les fautes indispensables que tout littérateur aurait faites à sa place ; je me serais bien gardé d’aller plus loin. Mais, Diderot, c’est toi qui l’as voulu. »