Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/154

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


C’est quelquefois l’éloge de ses contemporains qu’on méprise et qu’on doit mépriser. Phocion, applaudi d’un peuple insensé, demande si par hasard il aurait dit une sottise. C’est d’une critique mal fondée qu’appellera souvent tout homme rare qui devance son siècle.

Si Agasias écrivit son nom au Gladiateur, c’était, dites-vous, premièrement pour son siècle. Qu’en savez-vous ? Mais en accordant sa première intention, n’avouez-vous pas qu’il en avait une seconde[1] ?

Je suis sûr que vous avez ri vous-même de la comparaison de l’horloge à la statue ; de Julien Leroy à Agasias, de Ferdinand Berthoud à Falconet ou Pigalle, de l’enseigne du marbrier suspendue à la porte du statuaire ; si vous en avez ri, permettez que j’en fasse autant[2].

Vous avez très-bien expliqué l’usage des inscriptions, mais il n’est pas adroit d’avoir ajouté : et c’est autant de fait pour la postérité.

Et que me fait à moi et à vous la méprise réelle ou simulée d’un particulier étranger dans sa patrie, qui prend votre Christ dans Saint-Roch pour un morceau de Pigalle ? Je dis la méprise réelle ou simulée, parce qu’il n’est pas impossible que ce ne fût une manière délicate de vous mettre tout d’un coup sur la ligne du premier sculpteur. Vous voyez que je suis aussi sophiste, quand il me plaît. Mais moi, j’ai la bonne foi d’en convenir ; et je pense qu’en effet la bévue de votre homme est celle d’un bon bourgeois de la rue Saint-Denis qui n’en savait pas davantage ; je pense que vous fîtes bien de mettre votre nom à la figure, parce que ce fut autant de fait pour la postérité[3].

  1. « Mon ami, ceci a tout l’air d’une subtilité : je ne sais ni la première, ni la seconde intention d’Agasias. Je sais seulement que son nom, qu’il écrivit au bas de sa statue, était premièrement pour son siècle ; il est démontré que c’était autant de fait pour la postérité, je vous défie de prouver le contraire. Quant à l’homme rare, plus il le sera, plus il en appellera à un autre tribunal qu’à celui de la postérité. »
  2. « Je n’ai point ri en faisant cette comparaison, parce que, proportion gardée, la réputation est aussi nécessaire au faiseur de fagots qu’elle peut l’être au talent le plus distingué. Pour cette fois vous rirez seul, ou je suis bien trompé. »
  3. « Vous avez raison, mais c’était bien alors pour le compte de ma vanité que je mis mon nom. L’efface à présent qui voudra, je ne m’y intéresse plus ; je vous défie d’en savoir là-dessus plus que moi. »