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L’animal terrible sera blessé, mais il ne sera pas mort, prenez garde à cela[1].

Vous me demandez si celui qui marie deux ou trois cents filles sans rien laisser pour marier leurs enfants peut être accusé d’un mépris cruel de l’espèce humaine. Je vous réponds que cette comparaison a quelque chose de louche pour moi ; que celui qui marie les mères s’occupe de la postérité, que celui qui serait assez généreux pour assurer la dot des enfants s’en occuperait davantage[2].

Si pour mieux mériter l’éloge de tous ceux qui pourront voir mes ouvrages, ajoutez-vous, je veux égaler ou surpasser des rivaux que j’admire, si la pensée du présent remplit assez mon urne pour qu’elle ne voie point actuellement l’avenir, j’ai un mépris cruel pour l’espèce humaine ?

Ce n’est point précisément sous ce coup d’œil que j’ai cru que l’espèce humaine était méprisée. Il y a des idées d’où le mépris de l’espèce humaine se conclut ; et il y en a d’autres d’où il ne se conclut pas. Il y a des moments où le grand homme ne pense point au jugement des siècles à venir sans le dédaigner ; il y en a d’autres aussi où ce jugement redoutable lui est présent. Ce n’est pas là le seul mobile de ses actions. Il n’exclut ni l’émulation, ni la considération actuelle, et puis il ne s’agit pas de vous seul dans la question qui nous occupe. Il s’agit de l’homme en général, d’un peuple, d’une nation de l’espèce entière ; il s’agit de savoir si le sentiment de l’immortalité est utile ; si le respect de la postérité peut jamais être nuisible ; car que nous importe à l’un et à l’autre la singularité réelle ou prétendue d’un individu[3] ?

  1. « J’ai tant de plaisir à écouter mon maître, que je le remercie même de cette leçon ; si elle n’est pas neuve, elle est bien faite. »
  2. « Il n’est pas encore démontré que celui qui marie des filles s’occupe actuellement de leur postérité, quoique, très-assurément, il travaille pour elle. Mais la comparaison ne vous plaît pas, laissons-la. »
  3. « Je vous avais dit quelque part : Nourrissez le génie de ce qu’il vous plaira, postérité, honneurs, émulation, récompenses, vertu, il sent dans toute sa force, il aura toute son activité.

    « Pourquoi me demander encore si le sentiment de l’immortalité est utile ? Un homme dans sa fièvre chaude arrive au sommet d’une montagne en franchissant des précipices qu’il n’eût pas osé regarder dans son bon sens. Où est l’autre fou qui nie la hardiesse et le courage du fébricitant ? D’ailleurs, il s’agit d’un individu, parce que les peuples, les nations, ne sont composés que d’individus. »