Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/129

Cette page a été validée par deux contributeurs.

toile sera diversement éclairée, ordonnée, colorée, mais vous êtes homme à talent, et il faut que vous fassiez le rêve de l’homme à talent.

Et si vous pouvez évoquer l’ombre de Raphaël devant votre ouvrage ; et si vous existez devant l’ouvrage de Raphaël qui évoqua jadis les ombres de Phidias, d’Agasias et de Glycon, est-ce que vous ne savez pas qu’un autre un jour évoquera votre ombre ? Est-ce que vous ne savez pas que l’avenir est gros d’un Raphaël que vous pouvez évoquer encore ? Est-ce que votre imagination peut moins sur l’avenir que sur le passé ? Vous évoquez le Raphaël passé pour vous instruire ; eh ! ne vous refusez pas à la douceur d’évoquer le Raphaël à venir pour vous louer. Je fais mieux que vous ; je jouis de mes avantages. Le passé m’éclaire, je reçois du présent le salaire qu’il m’offre. J’arrache à l’avenir celui qu’il me doit.

Je crois que vous vous trompez. En faits d’arts et de monuments subsistants, être du premier mérite ou de la première célébrité, c’est la même chose ; l’avenir répare les torts du présent, et je vous défie de me citer un exemple contraire.

Si j’étais, dites-vous, du premier mérite vous auriez perdu sur table, et vous verriez un des plus grands sculpteurs se[1] Je n’achève pas. Vous me faites tomber la plume des mains. Je n’ai ni la force de vous croire, ni celle de vous prêcher davantage. Je suis comme Paul sur le chemin de Damas ; mais c’est moi qui crie : Saül, Saül, pourquoi me persécutez-vous[2] ?… Cela n’est pas vrai, cela n’est pas vrai… Mais dites-moi pourquoi j’ai tant de peine à vous croire ? pourquoi sur cent hommes en trouveriez-vous deux à peine qui vous croient, si ce n’est qu’homme, vous protestez contre un sentiment naturel à l’homme ? Quoi ! c’est vous qui ignorez le respect de la postérité, vous qui avez l’âme pleine de droiture et d’honnêteté ! C’est vous qui bravez le jugement de l’avenir, vous qui vivez solitaire, qui jouissez peu de votre réputation et dont la perfection des ouvrages suppose un travail infini ! C’est vous qui abjurez le sentiment de l’immortalité, ce sentiment à travers lequel vous devriez toujours apercevoir le marbre que vous travaillez ! L’idée

  1. On lit dans le premier manuscrit : « se f… de la postérité. »
  2. Actes des Apôtres, chap. ix, verset 4.