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plus j’y pense et moins je saisis l’amertume possible du respect de la postérité, du sentiment de l’immortalité fondé sur le témoignage de toute la partie saine et sensée d’un peuple éclairé. Ne sentez-vous pas vous-même le défaut de la comparaison de mon sublime rêveur avec le fou du Pirée ? Ou l’on n’a pas mon héroïque et bienheureuse illusion, ou l’on ne guérit point. Brutus s’écrie en mourant : vertu, tu n’es qu’un vain nom ! Voltaire s’écriera peut-être en mourant : sentiment de l’immortalité, tu n’es qu’une chimère ! Mon ami, pardonnons au moribond un moment d’humeur.

Il y a par-ci par-là des lignes dans vos lettres qui me feraient brûler mes papiers. Celle-ci, par exemple : Que l’éloge de nos contemporains nous enivre. Que l’idée de la postérité se mêle à l’ivresse, à la bonne heure, puisque l’avenir est une conséquence nécessaire du présent. Eh ! mon ami, je n’en demande pas davantage. Si vous eussiez engrené par-là, tout était fini.

L’idée du présent et celle de l’avenir sont inséparables, et le rôle que la dernière jouera dans une tête variera d’énergie comme toutes les autres idées. C’est une affaire de caractère ; mais il est constant que son indépendance apparente ou réelle de tout autre intérêt présent arrache notre admiration ; que plus les hommes ont été grands, plus ils s’en sont enivrés, et que plus ils s’en sont enivrés, plus ils ont été grands ; que le sentiment de l’immortalité et le respect de la postérité ne se sont jamais développés avec plus de force que dans les beaux siècles des nations, et qu’elles se sont dégradées à mesure que les deux grands fantômes s’en éloignaient.

Qu’une femme soit enivrée du plaisir de savoir qu’on la voit belle où elle n’est pas ; elle est heureuse, elle a raison. Ce sont vos mots, et je les répète.

Qu’un homme soit enivré du plaisir de savoir qu’on le verra grand où il n’est pas ; il est heureux, il a raison : et croyez que votre femme et mon homme sont infiniment plus occupés de cette pensée que vous ne l’imaginez. Rien n’est plus empressé à se montrer qu’une belle femme, et elle ne se dispose pas une fois à étaler ses charmes dans quelque assemblée générale et particulière, elle ne place pas un pompon, sans se dire tacitement : Combien de regards passionnés vont s’attacher sur moi ! que de soupirs j’entends d’ici s’échapper à la dérobée ! combien