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sacrée ! soutien du malheureux qu’on opprime, toi qui es juste, toi qu’on ne corrompt point, qui venges l’homme de bien, qui démasques l’hypocrite, qui traînes le tyran ; idée sûre, idée consolante, ne m’abandonne jamais. La postérité pour le philosophe, c’est l’autre monde de l’homme religieux.

« Mes amis, le ciel nous a réservés pour donner un exemple mémorable à l’avenir. » Voilà les premiers mots de la harangue d’un soldat romain, résolu de se tuer plutôt que de mettre bas les armes, et exhortant ses camarades à l’imiter.

Sans doute, cet atome qu’on appelle le génie est un élément incoercible. Sans doute il y a dans l’objet même de son attention un germe d’émulation. Peut-être travaille-t-il malgré lui. Mais comptez que l’homme précoce vit, boit, mange avec les stupides qui l’environnent, mais converse avec l’avenir. C’est à ceux qui ne sont pas encore qu’il adresse toujours la parole.

Vous craignez le mépris, la honte, l’avilissement, et moi aussi. Vous êtes plus sensible aux reproches qu’à l’éloge ; je vous ressemble encore en ce point. Mais il est un sentiment que je porte bien plus loin que vous, et qui est-ce qui me blâmera de ne vouloir être blâmé ni du présent ni de l’avenir ? De redouter le mépris et de ceux qui sont et de ceux qui ne sont pas ? L’avilissement, dans un temps où je me transporte ? De rougir par anticipation, d’entendre la réclamation de nos neveux ? Eh quoi ! parce que l’idée que les hommes fouleraient un jour aux pieds ma cendre exécrée, briseraient des monuments usurpés, substitueraient aux lignes sacrilèges de la flatterie, la vérité cruelle ; parce que cette idée me tourmente, me révolte, m’est insupportable ; parce qu’elle me fait sauter de dessus mon fauteuil, et dire avec transport : « Non, cela ne sera pas, j’aime mieux être déchiré par des bêtes féroces qui m’environnent ; j’en appelle à la postérité ! » vous m’appellerez fou, insensé. Ah ! mon ami, puisse cette race de fous se multiplier à l’infini ! Tout ce que les siècles passés ont eu de braves gens en ont été ; ils l’ont dit, ils l’ont écrit.

Mais cette attente est bien incertaine… Elle n’a jamais été trompée. L’eût-elle été autrefois, elle ne le sera plus. Il faut remonter jusqu’aux temps fabuleux, aux siècles qui ont précédé la guerre de Troie, pour y supposer des noms célèbres ignorés… Elle est bien creuse. Moins vous lui accordez de valeur, plus il