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l’homme, il fait bien ; c’est son fort que d’être plus heureux en embrassant la nuée qu’entre les bras de Junon. Je dispose de la nuée ; et Junon dispose de moi. Pensez-y bien, et vous verrez que la nuée est aussi réelle et plus douce que la déesse.

Eh ! combien de fois le rêve du matin ne m’a-t-il pas été plus doux que la jouissance de l’après-midi ? Ne me détachez pas de la meilleure partie de mon bonheur. Celui que je me promets est presque toujours plus grand que celui dont je jouis. Ce n’est pas chez moi, c’est dans mon château en Espagne que je suis pleinement satisfait. Aussi quelque événement le renverse-t-il ? je me hâte bien vite d’en rebâtir un autre. C’est là que je me sauve des fâcheux, des méchants, des importuns, des envieux. C’est là que j’habite les deux tiers de ma vie. C’est là que vous pouvez m’écrire, quand vous ne pourrez pas venir.

Voilà la différence qu’il y a entre un Zoïle et moi. Celui-là trouble la douceur du concert présent : moi, j’accrois tant que je puis la douceur de ce concert, et je porte encore aux oreilles de Voltaire la douceur du concert à venir. Combien de fois ne lui ai-je pas écrit : « Laissez brailler maître Aliboron, et écoutez dans ma bouche ce que disent et pensent de vous les habiles gens, les honnêtes gens vos contemporains, et avec eux ce qu’en diront et penseront tous les honnêtes et habiles gens des siècles à venir. »

Lorsque mes contemporains modestes m’apportent avec leur éloge celui de la postérité, ce sont les représentants du présent et les députés de l’avenir ; et quelle raison puis-je avoir de séparer en eux ces deux caractères, d’agréer l’un et de dédaigner l’autre ? Ils ont, comme représentants et comme députés, les mêmes lettres de créance, la lumière de leur siècle et le bon goût de la nation. Ils ont, par la comparaison qu’ils font de moi avec les hommes les plus honorés des âges antérieurs, par l’expression de leur propre sentiment, par la perspective glorieuse qu’ils ouvrent devant moi, réuni le passé, le présent et l’avenir, pour m’offrir un hommage plus précieux, et il me paraît difficile de démêler ces parfums sans les affaiblir. S’ils sont bons juges du passé, ils sont bons témoins du présent, et garants sûrs de l’avenir. Si vous contestez leur garantie, rejetez