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donne, vous verriez combien il faut que je prenne sur moi… Ce sont aussi des soirées bien maussades et bien bruyantes que celles que je vais passer chez Le Breton. Je vous peindrais les personnages ; si j’étais en gaieté, je vous réjouirais de mon ennui. Hier j’eus une prise très-forte avec le maître de la maison. On était en train de déchirer un honnête homme de notre connaissance : c’est Cramer, libraire, de Genève. J’interrompis finement la médisance, et je dis que je souffrais avec impatience qu’on parlât mal d’un honnête commerçant étranger, par la mauvaise opinion que cela pouvait me donner de tout honnête commerçant français. On trouva je ne sais quoi d’injurieux dans ce propos ; on s’échauffa, et il était une heure du matin, qu’à travers les cris je n’avais pas encore pu faire comprendre à ces sots-là qu’il n’y aurait rien de plus convenable que mon discours, tenu à Genève, en faveur d’un commerçant français, et qu’en conséquence il n’y avait rien à y reprendre, tenu à Paris en faveur d’un commerçant genevois ; qu’il était bien étrange à M. Le Breton de trouver offensant à sa table ce qu’on trouverait généreux à moi d’avoir dit à la table de M. Cramer. Ils eurent le temps de mettre de l’eau dans leur vin pendant la nuit, et le lendemain ils me firent excuse de leur chaleur déplacée de la veille.

Adieu, mes tendres amies, nous sommes dans les grandes affaires jusqu’aux oreilles. L’homme d’ici chancelle ; sa place est importante, elle sera sollicitée, et nous préparons de loin nos batteries pour qu’on ne nous l’enlève pas. Nous tenons des lettres, des placets, des mémoires tout prêts. Si Damilaville devenait un de ces matins M. le directeur général du vingtième, je crois que son amie en mourrait de chagrin. Elle aimerait mille fois mieux le posséder petit commis à mille écus de gages par an que de risquer de le perdre. M. le directeur a vingt mille livres de rente. L’amour inspire de singulières idées ; il est vrai que notre ami Damilaville est un peu vain, mais c’est un honnête homme.

Je harcèle notre imprimeur ; je voudrais bien qu’il m’accordât quelques jours de relâche que j’irais passer au Grandval. L’amitié que le Baron me porte l’exige, plus encore les égards que je dois à Mme d’Aine…

Ne soyez point surprise du décousu de tout ceci ; Thiriot,