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vie réelle, mon vrai visage, mon allure naturelle, je la prends rarement, mais c’est autre chose ; je la garde peu, mais alors je dis bien des sottises, et je ne m’arrête que parce qu’il me semble que j’entends encore ma mère qui me dit : Eh bien, petite fille ! et puis je me renferme, et me voilà sous le voile. Quand je suis moi avec les autres, il est rare que je ne m’en repente pas à l’église. Avec tout cela les gens que j’aime le mieux, ce sont ceux avec qui je suis le plus sujette à revenir à ma malhonnêteté de nature. Quand on me gêne, je suis belle et pudique comme une grenade fichée. »

Le comte de Lauraguais a laissé là Mlle Arnould. Au lieu de se reposer voluptueusement sur le sein d’une des plus aimables filles du monde, une folle vanité l’agite et le promène de Paris à Montbard, de Montbard à Genève. Il est allé là avec un rouleau de beaux vers tout faits par un autre, mais qu’il refera à côté de Voltaire, pour lui persuader qu’ils sont de lui. C’est une singulière créature. Il s’est attaché deux jeunes chimistes. Un jour il s’éveille à quatre heures du matin, il va les éveiller dans leur grenier, il les prend dans son carrosse. Les chevaux les avaient conduits à Sèvres qu’ils n’avaient pas encore les yeux ouverts. Il les fait entrer dans sa petite maison ; quand ils y sont, il leur dit : « Messieurs, vous voilà ici ; il me faut une découverte, vous ne sortirez pas qu’elle ne soit faite. Adieu, je reviendrai dans huit jours ; vous avez des vaisseaux, des fourneaux et du charbon ; on vous nourrira ; travaillez. » Cela dit, il referme la porte sur eux et le voilà parti. Il revient, la découverte s’est faite, on la lui communique, et au même instant le voilà convaincu qu’elle est de lui ; il s’en vante ; il est tout fier, même vis-à-vis de ces deux pauvres diables à qui elle appartient, qu’il traite avec mépris comme des sots, et qu’il fait mourir de faim. Encore, s’il disait : Vous avez du génie et point d’argent ; moi j’ai de l’argent, et je veux avoir du génie, entendons-nous ; vous aurez des culottes et j’aurai de la gloire.

Je ne sortirai point de Paris en automne. Les ennuis succèdent aux ennuis. J’use mes yeux sur des planches hérissées de chiffres et de lettres, et, au milieu de ce pénible travail, la pensée amère que des injures, des persécutions, des tourments, des avanies en seront le fruit ; cela n’est-il pas agréable ? L’ami Grimm aura beau prêcher, il n’en sera ni plus ni moins ; je ne