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faut point pour faire celle de Thémistocle ou de Miltiade. J’ai toutes les peines du monde à vous trouver innocent, et je trouve les autres innocents, justes, honnêtes, sans y réfléchir. Tout cela, mon ami, un peu mieux arrangé, embarrasserait un peu l’ami Jean-Jacques ; surtout si l’on ajoutait : Si vous n’êtes pas plus juste qu’Aristide, vous n’êtes pas non plus plus sage que Socrate, et vos concitoyens ne vous ont pas condamné à la mort comme il le fut par les siens. Cependant Socrate ne dit point à ses juges : Je ne suis pas le seul qui connaisse les mystères d’Eleusine ; Platon ne les ignore pas plus que moi, et Criton ne méprise pas moins les Eumolpides ; ainsi c’est trop ou trop peu d’une coupe. Il ne dénonça point Criton comme un criminel fait ses complices, et il ne s’en porta point l’accusateur, parce qu’il lui avait offert tous ses biens pour le racheter. Ceci rendrait l’apologie plus difficile encore, et l’embarras de l’ami Jean-Jacques plus grand.


XXX

À LE BRETON.
12 novembre 1764.

Ne m’en sachez nul gré, monsieur, ce n’est pas pour vous que je reviens ; vous m’avez mis dans le cœur un poignard que votre vue ne peut qu’enfoncer davantage. Ce n’est pas non plus par attachement à l’ouvrage que je ne saurais que dédaigner dans l’état où il est. Vous ne me soupçonnez pas, je crois, de céder à l’intérêt. Quand vous ne m’auriez pas mis de tout temps au-dessus de ce soupçon, ce qui me revient à présent est si peu de chose, qu’il m’est aisé de faire un emploi de mon temps moins pénible et plus avantageux. Je ne cours pas enfin après la gloire de finir une entreprise importante qui m’occupe et fait mon supplice depuis vingt ans ; dans un moment, vous concevrez combien cette gloire est peu sûre. Je me rends à la sollicitation de M. Briasson. Je ne puis me défendre d’une espèce de commisération pour vos associés qui n’entrent pour rien dans la trahison que vous m’avez faite, et qui en seront peut-être avec