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XVI

À LA MÊME.
10 février 1769.

Vous voilà, mademoiselle, suffisamment garantie contre tous les événements fâcheux de la vie. Vous êtes en jouissance d’un revenu honnête dont rien ne peut vous priver. Je sais très-bien quelle est la vie que le bonheur et la raison devraient vous dicter, mais je doute qu’il soit dans vos vues et votre caractère de vous y soumettre. Plus de spectacles, plus de théâtre, plus de dissipations, plus de folies. Un petit appartement en bon air et en quelque recoin tranquille de la ville, un régime sobre et sain, quelques amis d’un commerce sûr, un peu de lecture, un peu de musique, beaucoup d’exercice et de promenade ; voilà ce que vous voudriez avoir fait lorsqu’il n’en sera plus temps. Mais laissons cela ; nous sommes tous sous la main du destin qui nous promène à son gré, qui vous a déjà bien ballottée, et qui n’a pas l’air de vous accorder sitôt le repos. Vous êtes malheureusement un être énergique, turbulent, et l’on ne sait jamais où est la sépulture de ces êtres-là. Qui vous eût dit, à l’âge de quatorze ans, tous les biens et tous les maux que vous avez éprouvés jusqu’à présent, vous n’en auriez rien cru. Le reste de votre horoscope, si on pouvait vous l’annoncer, vous semblerait tout aussi incroyable, et cela vous est commun avec beaucoup d’autres. Une petite fille allait régulièrement à la messe en cornette plate, en mince et légère siamoise ; elle était jolie comme un ange, elle joignait au pied des autels les deux plus belles menottes du monde. Cependant un homme puissant la lorgnait, en devenait fou, en faisait sa femme ; la voilà riche, la voilà honorée ; la voilà entourée de tout ce qu’il y a de grand à la ville, à la cour, dans les sciences, dans les lettres, dans les arts ; un roi la reçoit chez lui et l’appelle maman[1]. Une autre, en petit juste, en cotillon

  1. Mme Geoffrin.