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les âmes. Je voudrais bien que vous eussiez vu Garrick jouer le rôle d’un père qui a laissé tomber son enfant dans un puits. Il n’y a point de maxime que nos poëtes aient plus oubliée que celle qui dit que les grandes douleurs sont muettes. Souvenez-vous-en pour eux, afin de pallier, par votre jeu, l’impertinence de leurs tirades. Il ne tiendra qu’à vous de faire plus d’effet par le silence que par leurs beaux discours.

Voilà bien des choses et pas un mot du véritable sujet de ma lettre. Il s’agit, mademoiselle, de votre maman. C’est, je crois, la plus infortunée créature que je connaisse. Votre père la croyait insensible à tous événements, il ne la connaissait pas assez. Elle a été désolée de se séparer de vous, et il s’en fallait bien qu’elle fût remise de sa peine lorsqu’elle a eu à supporter un autre événement fâcheux. Vous me connaissez, vous savez qu’aucun motif, quelque honnête qu’on put le supposer, ne me ferait pas dire une chose qui ne serait pas dans la plus exacte vérité. Prenez donc à la lettre ce que vous allez apprendre. Elle était sortie ; pendant son absence on a crocheté sa porte et on l’a volée. On lui a laissé ses nippes heureusement ; mais on a pris ce qu’elle avait d’argent, ses couverts et sa montre. Elle en a ressenti un violent chagrin, et elle en est vraiment changée. Dans la détresse où elle s’est trouvée, elle s’est adressée à tous ceux en qui elle a espéré trouver de l’amitié et de la commisération, mais vous avez appris par vous-même combien ces sentiments sont rares, économes et peu durables, sans compter qu’il y a, surtout en ceux qui ne sont pas faits à la misère, une pudeur qui les retient et qui ne cède qu’à l’extrême besoin. Votre mère est faite autant que personne pour sentir toute cette répugnance ; il est impossible que les modiques secours qui lui viennent puissent la soutenir. Nous lui avons offert notre table pour tous les jours et nous l’avons fait, je crois, d’assez bonne grâce pour qu’elle n’ait point souffert à l’accepter ; mais la nourriture, quoique le plus pressant des besoins, n’est pas le seul qu’on ait. Il serait bien dur qu’on ne lui eût laissé ses nippes que pour s’en défaire. Elle luttera le plus qu’elle pourra, mais cette lutte est pénible, elle ne dure guère qu’aux dépens de la santé, et vous êtes trop bonne pour ne pas la prévenir ou la faire cesser. Voilà le moment de lui prouver la sincérité des protestations que vous lui avez faites en la quittant. Il m’a sem-