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féconde, me manque, j’en ai une autre, c’est de faire de petits ouvrages. J’ai fait un Dialogue entre d’Alembert et moi : nous y causons assez gaiement, et même assez clairement, malgré la sécheresse et l’obscurité du sujet. À ce Dialogue il en succède un second beaucoup plus étendu, qui sert d’éclaircissement au premier ; celui-ci est intitulé : le Rêve de d’Alembert. Les interlocuteurs sont : d’Alembert rêvant, Mlle  de L’Espinasse, amie de d’Alembert, et le docteur Bordeu. Si j’avais voulu sacrifier la richesse du fond à la noblesse du ton, Démocrite, Hippocrate et Leucippe auraient été mes personnages ; mais la vraisemblance m’aurait renfermé dans les bornes étroites de la philosophie ancienne, et j’y aurais trop perdu. Cela est de la plus haute extravagance, et tout à la fois de la philosophie la plus profonde ; il y a quelque adresse à avoir mis mes idées dans la bouche d’un homme qui rêve : il faut souvent donner à la sagesse l’air de la folie, afin de lui procurer ses entrées ; j’aime mieux qu’on dise : « Mais cela n’est pas si insensé qu’on croirait bien », que de dire : « Écoutez-moi, voici des choses très-sages. »

Nos promenades, la petite bonne et moi, vont toujours leur train. Je me proposai dans la dernière de lui faire concevoir qu’il n’y avait aucune vertu qui n’eût deux récompenses : le plaisir de bien faire, et celui d’obtenir la bienveillance des autres ; aucun vice qui n’eût deux châtiments : l’un au fond de notre cœur, un autre dans le sentiment d’aversion que nous ne manquons jamais d’inspirer aux autres. Le texte n’était pas stérile ; nous parcourûmes la plupart des vertus ; ensuite, je lui montrai l’envieux avec ses yeux creux et son visage pâle et maigre ; l’intempérant avec son estomac délabré et ses jambes goutteuses ; le luxurieux avec sa poitrine asthmatique et les restes de plusieurs maladies qu’on ne guérit point, ou qu’on ne guérit qu’au détriment du reste de la machine. Cela va fort bien, nous n’aurons guère de préjugés ; mais nous aurons de la discrétion, des mœurs et des principes communs à tous les siècles et à toutes les nations. Cette dernière réflexion est d’elle.

Je fis hier un dîner fort singulier : je passai presque toute la journée chez un ami commun, avec deux moines qui n’étaient rien moins que bigots. L’un d’eux nous lut le premier cahier