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demandée. C’est M. Digeon qui m’a instruit de cette particularité que j’ignorais ; car je vous proteste que mes amis ont été plus sensibles à cet événement que moi-même. Il y avait longtemps que je m’étais expliqué avec moi-même sur la considération publique ; mais l’expérience m’a bien appris que le peu de cas que j’en faisais était très-réel. Enfin Mme Diderot prit, le vendredi au soir, la veille de la dernière représentation, le parti d’y aller avec sa fille : elle sentit l’indécence qu’il y avait à répondre, à tous ceux qui lui faisaient compliment, qu’elle n’y avait pas été. Les comédiens jouèrent ce jour-là comme ils n’avaient pas encore fait ; elle fut obligée de se prêter, malgré elle, au prestige de l’ouvrage et du jeu. Sa fille me dit qu’elle avait été aussi fortement remuée qu’aucun des spectateurs. Ce qui m’a plu davantage de tout cela, c’est d’avoir été embrassé bien serré par toutes ces actrices parmi lesquelles il y en a trois ou quatre qui ne sont pas trop déchirées. Comme tout s’arrange dans ce monde-ci ! De tous ceux que j’aurais désirés là, et à qui ce succès aurait tourné la tête, l’un n’est plus, l’autre court les champs[1], et vous êtes à votre campagne. Ils prétendent que cela doit m’encourager à reprendre ce genre de travail ; pour moi, je n’en crois rien. La tête qui s’exalte à ce point-là, je ne l’ai plus. Soyez bien convaincue qu’un poëte qui devient paresseux fait fort bien de l’être ; et quel que soit son prétexte, la vraie raison de sa répugnance, c’est que le talent l’abandonne ; c’est comme un vieillard qui ne se soucie plus de courir : si maman aime encore à galoper, malgré sa patte douloureuse, c’est qu’elle n’est pas encore vieille. Puisque je me plais tant à lire les ouvrages des autres, c’est qu’apparemment le temps d’en faire est passé. Nous verrons pourtant : j’ai un certain Shérif par la tête et dont il faudra bien que je me délivre[2], ainsi que des importuns qui me le demandent. En attendant, j’ai de la besogne jusque par-dessus les oreilles ; je suis trois ou quatre jours de suite enfermé dans la robe de chambre. La boutique de Grimm sera bien fourrée à son retour. Je me suis mis à deux ou trois ouvrages après lesquels les auteurs qui me les avaient confiés soupiraient depuis longtemps. Je vais au Grand-

  1. Damilaville, mort le 13 décembre 1768, et Grimm.
  2. Voir le plan de cette pièce, t. VIII, p. 5.