Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/242

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

me renverrait à trois heures et demie, ce qu’on fit. Et me voilà cheminant vers Sainte-Périne de Chaillot, par le plus bel orage. — À pied ? — Non : est-ce que je vais à pied ? — Et qu’alliez-vous faire à Sainte-Périne de Chaillot ? — Voir une femme, cela va sans dire. — Et qu’aviez-vous à faire à cette femme ? — Mais, rien. — Et qu’aviez-vous donc à lui dire ? C’est l’un ou l’autre, quand ce n’est pas tous les deux. — Lui dire qu’il vaut mieux être bonne mère que bonne amante ; que le remords est pire que la douleur, etc., etc. C’est une histoire qui n’aurait point de fin, et qu’il vaut mieux que je vous réserve pour votre retour. Je crois que la Providence a résolu de m’adresser tous les malheureux de ce monde.

De retour de Sainte-Périne, où j’avais travaillé pendant trois heures à élever la tendresse maternelle et ses devoirs sur les ruines de la passion la plus douce, la plus honnête, la plus durable et la plus tendre, je revins passer la soirée avec Mme de Blacy.

Mais à propos, je voudrais bien savoir quel parti vous prendriez s’il fallait quitter un amant, mais le quitter pour toujours, et un amant bien cher, pour aller faire l’éducation de votre fille, prête à sortir du couvent et exposée à tomber en mauvaises mains. L’amant a été de mon avis : il s’est sacrifié. Que vous dirai-je ? Je n’aime pas les amants si généreux. Je les admire, mais je ne les imiterai jamais. Il me semble que, de toute éternité, la raison fut faite pour être foulée aux pieds par l’amour. Il me semble qu’on aime mal quand on connaît quelques devoirs. Je ne saurais m’empêcher de soupçonner les amants si sages de s’en imposer à eux-mêmes ; de croire qu’ils aiment comme au premier moment, parce qu’ils ont le langage du premier moment ; je crois que, parce qu’ils disent comme autrefois, ils pensent sentir comme autrefois, et qu’il n’en est rien : parce qu’ils n’ont aucune raison de se plaindre réciproquement l’un de l’autre, ils se persuadent qu’ils sont les mêmes ; qu’ils n’ont point changé l’un pour l’autre, parce qu’ils ne voient en eux aucun motif d’inconstance. Cette justice est dans la tête ; elle n’est point dans le cœur. La tête dit ce qu’elle veut ; le cœur sent comme il lui plaît. Rien n’est plus commun que de prendre sa tête pour son cœur.

Mes amies, mes bonnes amies, je suis le plus heureux de tous les hommes ; ma tête me dit que j’ai mille raisons de vous