Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/227

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

loge, et que s’il voulait lui renvoyer son billet, ce serait un moyen pour elle de faire un heureux. M. de … renvoie son billet de loge, et vient passer la soirée avec la chère sœur ; tandis que le mari, qui avait gardé le sien, se rend à l’extrémité de Paris, où il avait affaire ; au spectacle, où il n’arrive que vers la fin du dernier acte, et où il n’aperçoit point le seul homme dont l’absence pouvait l’intriguer. Aussitôt les soupçons lui brouillent la cervelle ; il revient ; il apprend que M. de … a passé la soirée chez lui, et tout le reste. Jugez de sa belle humeur ! Il ne manquait à cela qu’un hasard qui eût fait tomber le singulier billet à M. de … entre les mains du mari, et que le présent du mari le lendemain, lorsque la chère sœur faisant à Gaschon le petit dénombrement de ceux qui avaient occupé la loge, et lui nommant M. de…, Fanfan ajouta tout de suite : Il a bien mieux aimé venir prendre les mains à maman que d’aller à la comédie. En vérité, il n’était pas impossible que toutes ces circonstances se réunissent.

M. Suard est marié d’hier. Depuis environ un mois qu’il m’a confié cette folie qu’il vient de consommer, je porte un malaise dont je ne suis pas encore quitte. Suard est un homme que j’aime ; c’est une des âmes les plus belles et les plus tendres que je connaisse ; tout plein d’esprit, de goût, de connaissances, d’usage du monde, de politesse, de délicatesse. Qu’un Carmontelle, qu’un comte de Nesselrode, qu’un Grimm même se marient, je ne serai point inquiet de leur bonheur. Les premiers sont des pierres, et le dernier, quoique sensible, a tant de courage, de ressource, et de fermeté ! Mais Suard, le triste, le délicat, le mélancolique Suard ! S’il n’a pas le cœur blessé de cent piqûres avant qu’il soit un mois, il faut que sa femme soit capable d’une attention bien rare. Lorsqu’il me consulta, je lui tins deux propos bien effrayants ce me semble. « N’avez-vous pas été, lui dis-je, autrefois renfermé dans un cachot ? Eh bien, mon ami, prenez garde de vous rappeler ce cachot et de le regretter. » J’ajoutai que je l’avais vu, il y a quelque temps, rôder sur les bords de la rivière ; que, quoiqu’il me fût cher et que je fusse vivement touché de son état, il m’avait causé moins d’inquiétudes qu’aujourd’hui ; car, après tout, ce n’était qu’un mauvais moment. Je l’invitai ensuite à venir passer une matinée chez moi où nous causerions plus à notre aise d’une affaire qui demandait d’autant