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À l’heure où je vous écris, vous êtes seule avec maman, et vous faites la fable du Pigeon sédentaire et du Pigeon voyageur. Où sont-elles à présent ? Les chemins son bien mauvais ! Elles auront bien souffert du froid ! Mlle Mélanie arrivera huit jours trop tard pour entendre le Pantaleone.

Vous me faites bien plaisir de m’apprendre que je pourrai voir la chère sœur sans courir le risque de rencontrer Mlle Boileau. Je crains celle-ci comme le feu. J’ai tort avec elle ; mais je suis plus embarrassé que fâché de ce tort-là.

On a beau battre cette pauvre petite sœur, elle ne se fait point aux coups ; cela est malheureux. Il y a bien pis, c’est qu’elle s’amuse à se battre elle-même, quand les autres sont las.

Vous faites trop d’honneur à ma pénétration. Quand on a un peu d’habitude de lire dans son propre cœur, on est bien savant sur ce qui se passe dans le cœur des autres ; combien de prétextes honnêtes que j’ai pris dans ma vie pour de bonnes raisons ! Cet examen assidu de soi-même sert moins à rendre meilleur qu’à apprendre que ni soi ni les autres ne sont pas trop bons. Voulez-vous que je vous dise le dernier mot sur la petite sœur ? Il n’y a plus de ressource pour elle que dans la caducité de l’homme. C’est un oiseau que cette petite sœur, et nous ne sommes plus dans l’âge où l’on tire au vol. Cela me rappelle un propos bien plaisant qu’elle ne lui tiendra pas. Un homme pressait très-vivement une femme, et cette femme soupçonnait que cet homme n’avait pas la raison qu’il faut pour être pressant ; elle lui disait : « Monsieur, prenez-y garde, je m’en vais me rendre. » Passé cinquante ans, il n’y en a presque aucun de nous que cette franchise n’embarrassât. Faites-en l’essai dans l’occasion, et vous verrez. J’en excepte cependant les prêtres et les moines, parce qu’il y a des grâces d’état.

Et pourquoi donc est-ce que la petite sœur n’a pas voulu se charger de la commission fâcheuse ? C’est une maladresse de sa part.

Oh ! ne me dites rien de ce que maman fera ou ne fera pas. Je vous jure qu’elle n’en sait rien elle-même, et que je ne serais pas plus avancé à sa place. Je vois que, quand il s’agit de se faire du mal ou d’en faire aux autres, les honnêtes gens finissent toujours par se donner la préférence. Mais pourquoi lisez-vous