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Il y a des moments où je voudrais que cette besogne tombât du ciel tout imprimée au milieu de la capitale ; plus souvent, lorsque je réfléchis à la douleur profonde qu’elle causerait à une infinité d’artistes qui ne méritent pas d’être si cruellement punis d’avoir fait des efforts inutiles pour mériter notre admiration, je serais désolé qu’elle parût. Je suis bien loin encore de garder dans mon cœur un sentiment de vanité aussi déplacé, lorsque j’imagine qu’il n’en faudrait pas davantage pour décrier et arracher le pain à de pauvres artistes qui font à la vérité de pitoyables choses, mais qui ne sont plus d’âge à changer d’état et qui ont une femme, et une famille bien nombreuse ; alors je condamne à l’obscurité une production dont il ne me serait pas difficile de recueillir gloire et profit. C’est encore un des chagrins de Grimm que de voir enfermer dans sa boutique, comme il l’appelle, une chose qui certainement ne paraît pas avoir été faite pour être ignorée. Ç’a été une assez douce satisfaction pour moi que cet essai. Je me suis convaincu qu’il me restait pleinement, entièrement toute l’imagination et la chaleur de trente ans, avec un fonds de connaissances et de jugement que je n’avais point alors ; j’ai pris la plume ; j’ai écrit quinze jours de suite, du soir au matin, et j’ai rempli d’idées et de style plus de deux cents pages de l’écriture petite et menue dont je vous écris mes longues lettres, et sur le même papier ; ce qui fournirait un bon volume d’impression ; j’ai appris en même temps que mon amour-propre n’avait pas besoin d’une rétribution populaire, qu’il m’était même assez indifférent d’être plus ou moins apprécié par ceux que je fréquente habituellement, et que je pourrais être satisfait, s’il y avait au monde un homme que j’estimasse et qui sût bien ce que je vaux. Grimm le sait, et peut-être ne l’a-t-il jamais su comme à présent ! Il m’est doux aussi de penser que j’aurai procuré quelques moments d’amusement à ma bienfaitrice de Russie, écrasé par-ci, par-là, le fanatisme et les préjugés, et donné par occasion quelques leçons aux souverains, qui n’en deviendront pas meilleurs pour cela ; mais ce ne sera pas faute d’avoir entendu la vérité, et de l’avoir entendue sans ménagement ; ils sont de temps en temps apostrophés et peints comme des artisans de malheur et d’illusions, et des marchands de crainte et d’espérance. Cette longue retraite a intrigué M. Gaschon ; il s’est donné la peine de venir chez