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de celui qui écoute ? Serait-ce que nous serions flattés de la préférence du sort qui nous adresse à celui à qui tant de choses extraordinaires sont arrivées, et de l’avantage que nous avons sur les autres par le degré de certitude que nous acquérons, et par celui que nous serons en droit d’exiger, lorsque nous redirons à notre tour ? On est bien fier, quand on raconte, de pouvoir ajouter : Celui à qui cela est arrivé, je l’ai vu ; c’est de lui-même que je tiens la chose. Il n’y a qu’un cran au-dessus de celui-là, ce serait de pouvoir dire : J’ai vu la chose arriver, et j’y étais. Encore ne sais-je s’il ne vaut pas mieux quelquefois appuyer son récit de l’autorité immédiate d’un personnage important que de son propre témoignage, si un homme n’est pas plus croyable quand il dit : Je tiens la chose du maréchal de Turenne, ou du maréchal de Saxe, que s’il disait : Je l’ai vue. Quoiqu’il puisse aussi facilement mentir sur un de ces points que sur l’autre, il me semble que du moins il nous trouve plus disposés à recevoir pour vrai un de ces mensonges que l’autre. Dans le premier cas, il faut qu’il y ait deux menteurs, et il n’en faut qu’un dans le second ; et entre les deux menteurs, il y a un personnage bien important. D’ailleurs tout le monde peut avoir le livre que je lis, mais non converser avec le héros. Il n’y a point de vanité à avoir un livre, mais il y a de la vanité à avoir approché, à avoir conversé avec un grand homme.

On nous mortifie donc beaucoup, quand nous citons, et qu’on ne nous croit pas ?… Sans doute. Demandez-le à Mlle Boileau. Premièrement, on conteste nos connaissances, et on ne raconte souvent que pour citer ce qu’on connaît. Secondement, on nous accuse d’imbécillité ou d’imposture, si nous voulons persuader aux autres ce que nous ne croyons pas ; d’imbécillité, si nous sommes de bonne foi, et que nous croyions vraiment une chose absurde. Et puis, vaut-il mieux être menteur qu’imbécile ? On peut se corriger du mensonge, mais non de l’imbécillité. On ne ment plus guère, quand on s’est départi de la prétention d’occuper les autres. Ô le beau marivaudage que voilà ! Si je voulais suivre mes idées, on aurait plus tôt fini le tour du monde à cloche-pied que je n’en aurais vu le bout. Cependant le monde a environ neuf mille lieues de tour, et..... Et que neuf mille diables emportent Marivaux et tous ses insipides sectateurs tels que moi !