Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/189

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

venu de sa promesse, elle lui saurait le plus mauvais gré de n’y avoir pas manqué, lorsque, n’étant plus maîtresse d’elle-même, sa faiblesse involontaire, toute la trahison de ses sens l’aurait suffisamment excusée à ses yeux. D’ailleurs, l’amour-propre s’accommode-t-il de tant de mémoire ? Pardonne-t-on à un homme de se posséder si bien, lorsqu’on s’est tout à fait oubliée ? Est-on assez aimée, est-on assez belle à ses yeux ? Je jure que je ne connais point les femmes, ou qu’il n’y en a aucune qui ne rompît un beau jour avec un amant si discret ; cela sous prétexte que les plaisirs auxquels on s’est livré, après tout, ne sont pourtant pas innocents : on aurait des remords de continuer de s’exposer au péril, sans aucune espérance d’y rester. On se dégoûterait d’un homme qui ne se placerait jamais, de lui-même, comme on le veut et comme on n’ose se l’avouer ; et l’on aurait incessamment trouvé cent mauvaises raisons honnêtes pour se colorer à soi-même la plus déshonnête des ruptures. On aurait bien mieux aimé avoir le lendemain à se désoler, à verser des larmes, à l’accabler, à s’accabler soi-même de reproches, à entendre ses excuses, à les approuver et à se précipiter derechef entre ses bras ; car après la première faute, on sait secrètement que le reste ira comme cela ; et l’on se dépite d’attendre que cette faute, qui doit nous soulager d’une lutte pénible et nous assurer une suite de plaisirs entiers et non interrompus, soit commise et ne se commette pas.

Eh bien ! chère amie, ne trouvez-vous pas que depuis la fée Taupe, de Crébillon, jusqu’à ce jour, personne n’a mieux su marivauder que moi ?

Le Baron est de retour d’Angleterre : il est parti pour ce pays, prévenu ; il y a reçu l’accueil le plus agréable, il y a joui de la plus belle santé, cependant il en est revenu mécontent ; mécontent de la contrée qu’il ne trouve ni aussi peuplée, ni aussi bien cultivée qu’on le disait ; mécontent des bâtiments qui sont presque tous bizarres et gothiques ; mécontent des jardins où l’affectation d’imiter la nature est pire que la monotone symétrie de l’art ; mécontent du goût qui entasse dans les palais l’excellent, le bon, le mauvais, le détestable, pêle-mêle ; mécontent des amusements qui ont l’air de cérémonies religieuses ; mécontent des hommes sur le visage desquels on ne voit jamais la confiance, l’amitié, la gaieté, la sociabilité, mais qui portent