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que le pathétique restait sans effet, quand il n’était pas préparé par le syllogisme ; l’autre, c’est qu’après que l’orateur m’avait touché vivement, je ne pouvais pas souffrir qu’il interrompît cette situation douce de mon âme par quelque chose de frappant ; que le pathétique voulait être suivi de quelque chose de faible et vague, qui n’exigeât de ma part aucune contention ; qu’après un mouvement violent, l’orateur épuisé devait avoir besoin de repos, et moi aussi. Cette causerie où je vous mets en tiers nous conduisit jusqu’à huit heures que nous nous séparâmes lui pour aller faire ses malles, moi pour aller embrasser le Baron. J’avais un air soucieux. Il me semblait que je l’aurais été moins si ma vue et mes bras avaient été assez longs pour l’atteindre, l’avertir, le secourir jusqu’au fond de l’Angleterre. Le sort nous menace également partout ; il semble pourtant qu’on le craigne moins dans l’endroit où il ne vous a point fait de mal ; on ne sait pas ce qu’il nous prépare ailleurs. Si je vous voyais d’ici ; si j’avais seulement un miroir magique qui me montrât mon amie dans tous les instants ; si elle se promenait sous mes yeux dans une glace, comme dans les lieux qu’elle habite, il me semble que je serais plus tranquille. Je ne la quitterais guère cette glace ; combien je me lèverais de fois pendant la nuit pour vous aller voir dormir ! combien de fois je vous crierais : « Mon amie, prenez garde, vous vous fatiguez trop ; prenez parce côté-ci, il est plus beau ; le soleil vous fera mal ; vous veillez trop tard, vous lisez trop longtemps ; ne mangez point de cela ; qu’avez-vous ? vous me paraissez triste. » Vous ne m’entendriez pas ; mais lorsque la raison vous aurait conduite à mon gré, je serais aussi content que si vous m’aviez obéi. Il est bien incertain si ma glace ne me causerait pas plus de peine que de plaisir. Il est bien incertain qu’un beau jour je ne la cassasse de dépit ; il est très-sûr qu’après l’avoir cassée j’en ramasserais tous les morceaux. S’il m’arrivait d’y voir quelqu’un vous baiser la main ; si je vous voyais sourire ; si je trouvais que vous m’oubliez trop et trop longtemps ! Non, non, point de cette glace magique, je n’en veux point ; mon imagination nous sert mieux l’un et l’autre.

Il était minuit passé quand je sortis de chez le Baron. J’allai pourtant chez Grimm y chercher la neuvième lettre de mon amie. Un petit comte allemand, qui m’a pris en amitié, nous