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l’homme. « Un cœur paternel ! repris-je ; non, il n’y a que ceux qui ont été pères qui sachent ce que c’est ; c’est un secret heureusement ignoré, même des enfants. » Puis continuant, j’ajoutai : « Les premières années que je passai à Paris avaient été fort peu réglées ; ma conduite suffisait de reste pour irriter mon père, sans qu’il fût besoin de la lui exagérer ; cependant la calomnie n’y avait pas manqué. On lui avait dit… Que ne lui avait-on pas dit ? L’occasion d’aller le voir se présenta. Je ne balançai point. Je partis plein de confiance dans sa bonté. Je pensais qu’il me verrait, que je me jetterais entre ses bras, que nous pleurerions tous les deux, et que tout serait oublié. Je pensais juste. » Là je m’arrêtai, et je demandai à mon religieux s’il savait combien il y avait d’ici chez moi. « Soixante lieues, mon père, et s’il y en avait cent, croyez-vous que j’aurais trouvé mon père moins indulgent et moins tendre ? — Au contraire. — Et s’il y en avait eu mille ? — Ah ! comment maltraiter un enfant qui revient de si loin ? — Et s’il avait été dans la lune, dans Jupiter, dans Saturne ? » En disant ces derniers mots, j’avais les yeux tournés au ciel, et mon religieux, les yeux baissés, méditait sur mon apologue.

Nous dînâmes gaiement. Nous osâmes parler du mal politique, du célibat, sans que notre moine s’en offensât ; il ne défendit pas trop le vice de son état ; il nous proposa seulement de faire grâce aux célibataires que faisait la religion, jusqu’à ce que nous ayons exterminé de la république tous ceux qui l’étaient par esprit de libertinage et de luxe. Nous lui observâmes que ces derniers ne faisaient point de vœux, et que nous aurions de l’indulgence pour les premiers, s’ils voulaient renoncer aux leurs ; qu’il y avait quelque différence entre un mauvais citoyen et un homme qui jurait, au pied des autels, de l’être. Tout cela se passa fort bien.

Vous savez ou vous ignorez que les Bénédictins ont demandé, par une requête présentée au roi, et devenue publique par l’impression, d’être sécularisés[1] ; mais vous ne vous douterez

  1. On lit dans les Mémoires secrets, 13 juillet 1765 : « La Requête des Bénédictins n’a point eu le succès qu’ils s’en promettaient. On n’a vu dans cet ouvrage qu’un désir effréné de secouer le joug, et sans un examen bien réfléchi. M. de Saint-Florentin en a témoigné le mécontentement du roi aux supérieurs dans une lettre qui se voit imprimée à la suite de celle de ces mêmes supérieurs, qui en font part à toutes les communautés. Dom Pernetti, dom Lemaire, qui avaient la plus grande part à cet ouvrage très-bien fait, sont exilés. »

    Cette Requête donna lieu à une foule de facéties. On vit successivement paraître : Requête des hauts et puissants seigneurs les mousquetaires noirs à notre Saint-Père le pape Clément XIV ; — Requête des capucins pour se faire raser, et de leur barbe faire des perruques aux Bénédictins ; — Requête des perruquiers, etc. (T.)