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iroquois. L’inégalité du nombre ne l’effraya point, il tint ferme ; tous ses gens furent taillés en pièces ; il demeura, lui, étendu sur le champ de bataille, balafré en plusieurs endroits, et une jambe rompue. Il en eût été quitte pour cela ; mais après l’action, lorsqu’on dépouillait les morts, une déserteur français, qui lui remarqua quelque signe de vie, au lieu de le secourir, lui lâcha son mousquet dans le bas-ventre, et il en eut la vessie crevée, les parties de la génération endommagées, et il vit avec une jambe trop courte de quatre à cinq pouces, avec un faux urètre pratiqué à la cuisse, par lequel il rend les urines, si vous voulez appeler cela vivre.

Le général ennemi avait eu les côtes cassées. Le joli métier ! On les transporta tous deux dans la même tente. Jamais l’Anglais ne voulut qu’on visitât ses blessures avant qu’on eût pansé celles de son ennemi. Quel moment la bonté naturelle et l’humanité choisissent-elles pour se montrer ! C’est au milieu du sang et du carnage. Je vous en citerais cent exemples.

En voilà un de général à général ; en voulez-vous un de soldat à soldat ? Le voici, comme le baron de Dieskau nous l’a raconté. Deux soldats camarades se trouvèrent l’un à côté de l’autre à une action périlleuse. Le plus jeune, tourmenté du pressentiment qu’il n’en reviendrait pas, marchait de mauvaise grâce ; l’autre lui dit : « Qu’as-tu, l’ami ? Comment, mordieu ! je crois que tu trembles ! — Oui, lui répondit son camarade, je crains que ceci ne tourne mal, et je pense à ma pauvre femme et à mes pauvres enfants. — Remets-toi, répond le vieux caporal ; va, si tu es tué, et que j’en revienne, je te donne ma parole d’honneur que j’épouserai ta femme, et que j’aurai soin de tes enfants. » En effet, le jeune soldat fut tué, et l’autre lui tint parole. C’est un fait certain ; car le baron ne ment pas.

Mais savez-vous ce qui s’est passé au commencement de l’affaire de M. de Castries et du prince héréditaire, sous les murs de Wesel, tout à l’heure ? Ce M. de Castries est l’ami de Grimm ; ainsi je vous laisse à penser combien ce succès, le plus important que les Français aient eu dans toute cette guerre, a fait de plaisir à celui-ci. M. de Ségur, qui commandait l’aile gauche, est attaqué dans l’obscurité par le jeune prince. Les deux troupes étaient à bout touchant. M. de Ségur allait être massacré. Le jeune prince l’entend nommer, il vole à son secours. M. de Ségur,