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traigne de peur de les blesser ? Et puis quand je me contraindrai, est-ce que je dirai, ou bien ce qui se passera au fond de mon cœur, ce que je penserai, ce que je sentirai, ce que je résoudrai, même à leur insu, qui les offensera ? Je ne demande pas mieux que d’être heureux. Est-ce ma faute, si je ne le suis pas ? Est-ce ma faute si je vois en tout des vices qui y sont et qui m’affligent ; si toute la vie n’est qu’un mensonge, qu’un enchaînement d’espérances trompeuses ? On sait cela trop tard : nous le disons à nos enfants qui n’en croient rien ; ils ont des cheveux gris lorsqu’ils en sont convaincus. Adieu, portez-vous bien, jetez ce maussade bavardage de côté. Si j’allais troubler un instant vos plaisirs, votre bonheur, votre tranquillité, je ressemblerais à un gros homme, gros comme six autres, qui étouffait dans la presse et qui criait : Quelle maudite presse ! quelle cohue ! etc., etc. Quelqu’un qui lui était voisin lui dit : « Eh ! maudite barrique ambulante, de quoi te plains-tu ? Ne vois-tu pas que si tout le monde te ressemblait, cette presse serait cinquante mille fois plus grande ? » Moi qui donne peut-être du chagrin à tout ce qui m’environne, qui empoisonne la vie pour ceux qui me sont les plus chers, de quoi m’avisé-je de crier contre la vie ! Si tous les autres criaient aussi haut que moi, on ne s’entendrait pas ; ce serait sur la terre le plus insupportable vacarme. Si tous les autres étaient aussi quinteux, injustes, incommodes, sensibles, ombrageux, jaloux, fous, sots, bêtes et loups-garous, il n’y aurait pas moyen d’y tenir. Allons, puisque nous ne valons pas mieux que ceux que nous disons ne valoir rien, souffrons-les et taisons-nous. Je souffre donc et me tais. Adieu.

Voilà le moment de m’arrêter ; je finirai par vous faire aimer la campagne.


LXXXIV


Paris, le 15 mai 1765.


Oui, tendre amie, il y aura encore un concert, et ce concert sera un enchantement : c’est M. Grimm qui me le promet. Que