Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/147

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avoir fouillé la terre tant de fois, on a moins de répugnance à y descendre ; c’est qu’après avoir sommeillé tant de fois sur la surface de la terre, on est plus disposé à sommeiller un peu au-dessous ; c’est, pour revenir à une des idées précédentes, qu’il n’y a personne parmi nous qui, après avoir beaucoup fatigué, n’ait désiré son lit, n’ait vu approcher le moment de se coucher avec un plaisir extrême ; c’est que la vie n’est, pour certaines personnes, qu’un long jour de fatigue, et la mort qu’un long sommeil, et le cercueil qu’un lit de repos, et la terre qu’un oreiller où il est doux à la fin d’aller mettre sa tête pour ne la plus relever. Je vous avoue que la mort, considérée sous ce point de vue, et après les longues traverses que j’ai essuyées, m’est on ne peut pas plus agréable. Je veux m’accoutumer de plus en plus à la voir ainsi.

Comme j’ignore quand mes malades guériront, que mes occupations continuent toujours à me prendre mes matinées, et que la bonne partie de mes soirées est prise par mes amis, par l’amusement, par la promenade, par l’éducation d’Angélique, dont, par parenthèse je ne ferai rien, parce qu’on étouffe en un instant tout ce que je sème en un mois, je vais envoyer votre lettre pour Mme Le Gendre par la petite poste.

Je ne sais si mes lettres se font beaucoup attendre à Isle ; mais il est sûr que je me suis fait un devoir d’écrire le jeudi et le dimanche, et qu’aucun de mes devoirs n’est ni plus exactement rempli, ni avec plus de plaisir.

La douceur et la violence se concilient à merveille dans un même caractère ; je compare ces enfants-là au lait qui est si doux, et que la chaleur fait tout à coup gonfler et répandre ; retirez le vaisseau, soufflez sur la liqueur, jetez-y une feuille de lierre, une goutte d’eau, il n’y paraît plus.

Mademoiselle, vous attendrez des occasions sûres pour faire partir vos lettres ; je serai, s’il le faut, dix jours entiers sans en recevoir ; je m’y résoudrai ; mais à une condition, c’est que je ne les attendrai plus à certains jours marqués et que je les prendrai quand elles viendront. Je souffre trop quand je suis trompé ! Je ne suis plus à rien, ni à la société, ni à mes devoirs ; mon caractère s’en ressent ; je gronde pour rien ; je m’ennuie de tout et partout ; je suis maussade, et je me fais toutes sortes de torts. Il ne faut pas que cela vous gêne ; mais il ne faut pas