Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XIX.djvu/121

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


LXXV


À Paris, le 20 août 1762.


Votre dernière lettre, par laquelle vous m’apprenez qu’enfin l’incendie est entièrement éteint, ne me tranquillise point du tout. Avec une aussi misérable santé que vous l’avez l’une et l’autre, les alarmes, les insomnies, la fatigue que vous avez essuyées, il est impossible que vous ne soyez pas accablées. Vous ne me nierez pas que vos jambes ne fussent encore enflées, lorsque vous les enfonciez dans la fange et dans l’eau. Tout ce que vous avez fait, vous l’avez dû faire ; mais a-t-on dû souffrir que vous le fissiez ? Le premier effroi passé, ne fallait-il pas vous prendre, vous conduire par les épaules dans un des appartements du château et vous y enfermer, avec l’attention seulement de tranquilliser vos imaginations troublées, en vous instruisant d’heure en heure de ce qui se passait ? Si j’avais été là, je vous avoue que c’est par où j’aurais débuté, protestant que je ne remuerais mes deux bras qu’après que vous seriez éloignée. Tout est fini, les bâtiments sont renversés ; les foins, les blés, les avoines, les grains sont en cendres. Mais s’il survient à notre chère sœur une fluxion de poitrine qui l’emporte, avec un de ces rhumes que nous connaissons, et qui vous éteignent, ne vaudrait-il pas mieux que le feu fût encore dans les bâtiments qui restent, les consumât et le château ? On refait ou l’on ne refait pas des châteaux et des basses-cours ; mais on ne refait pas des enfants comme ceux dont on a exposé la vie pour sauver des choses qui, toutes précieuses qu’elles sont, ne peuvent cependant passer que pour des babioles en comparaison. Comme je vous aurais crié : Eh ! laissez brûler, et éloignez d’ici ces mains délicates, ces membres faibles qui ne sont pas faits pour porter des seaux d’eau, des chevrons brûlés ; allez-vous-en mettre sur des coussins ces deux pieds enflés ; ils y seront beaucoup mieux que dans la boue et le fumier. Je ne saurais m’occuper du désastre qui s’est fait ici que quand je vous saurai en sûreté. Oh ! Uranie, comme vous avez été crottée, et jusqu’où ? Mais il