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NOTICE PRÉLIMINAIRE.

blable à celui de Nabuchodonosor, lorsqu’une voix terrible se fit entendre du sommet de Montmartre. Elle fut bientôt suivie de mille autres qui toutes l’imitant répétèrent d’un ton lugubre : le grand asne est mort.

« Celui-ci, comme on sait, n’avait pas de plus grand plaisir que de parler jusqu’à défaillance, car de même que les dervis de Pera tournent par dévotion dans leur temple jusqu’à tomber de lassitude et de malaise, de même Martin Zèbre, par une espèce de vœu, ou par un don particulier du ciel, parlait des heures entières sans remarquer si on l’écoutait, le plus souvent sans s’entendre lui-même. »

Cela continue sur le même ton pendant vingt-trois pages. On y parle d’une Encyclopédie quadrupède ; on y bat en brèche l’Interprétation de la nature avec les Bijoux indiscrets ; on exalte les Philosophes, mais surtout, trait qui peut servir à faire reconnaître la main d’où partait le coup, on fait de Martin Zèbre l’auteur de la Vision de Ch. Palissot, pamphlet qui devait conduire Morellet à la Bastille, mais dont on aurait beaucoup mieux aimé voir punir Diderot.

C’est aussi l’époque où on lui attribue tout ce qui se publie d’un peu hardi, ou, comme on dirait aujourd’hui, de révolutionnaire. Pendant ce temps, il s’occupe de théâtre ; il écrit la Religieuse ; il commence le Neveu de Rameau, et en 1765 il lance à la fois les dix derniers volumes de texte et les cinq premiers volumes de planches de l’œuvre qu’il avait définitivement faite sienne.

On ne put d’abord distribuer ces volumes qu’en cachette[1] et comme ils portaient comme lieu de provenance l’indication : Neufchâtel, et qu’ils étaient censés venir de cette ville, il n’était pas possible de les faire circuler autrement qu’en ballots fermés. Voltaire raconte comment l’interdit fut levé après qu’on eut d’abord voulu forcer les souscripteurs à rapporter les exemplaires qu’ils avaient retirés. Il dit tenir le fait d’un domestique de Louis XV, et ce fait se serait passé à la suite d’un souper à Trianon. Ou avait discuté sur certains points. Le duc de La Vallière et le duc de Nivernois n’étaient pas d’accord sur la composition de la poudre à canon. On regretta de n’avoir pas sous la main l’Encyclopédie. Le roi la possédait. Comme on lui avait dit que c’était « la chose du monde la plus dangereuse pour le royaume de France », il avait voulu savoir par lui-même si l’accusation était fondée avant de permettre qu’on lût ce livre. « Il envoya sur la fin du souper chercher un exemplaire par trois garçons de sa chambre, qui

  1. Le Breton ne pouvait les délivrer qu’aux personnes que lui désignait M. de Sartine ; et il devait le faire en secret, de façon à ce que « l’on n’abuse point de cette facilité ». Lettre de M. de Sartine citée dans Dernier état des chefs à juger en l’instance, par les libraires associés contre le sieur Luneau de Boisjermain, 1777, in-4o.