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NOTICE PRÉLIMINAIRE.

ouvrages ; ils ne pourraient point opérer sous ses yeux, et cependant c’est une chose indispensable, parce qu’il est fort différent de faire parler un ouvrier ou de le voir agir ; il est des métiers si composés, que, pour en bien entendre la manœuvre et pour la bien décrire, il faut l’étudier plusieurs jours de suite, y travailler soi-même et s’en faire expliquer en détail toutes les parties ; ce ne sont point des choses qui puissent se faire à Vincennes.

Quand le sieur Diderot a été arrêté, il avait laissé de l’ouvrage entre les mains de plusieurs ouvriers sur les verreries, les glaces, les brasseries ; il les a mandés depuis le peu de jours qu’il jouit de quelque liberté, mais il n’y en a eu qu’un qui se soit rendu à Vincennes, encore a-ce été pour être payé du travail qu’il a fait sur l’art et les figures du chiner des étoffes, les autres ont répondu qu’ils n’avaient pas le temps d’aller si loin, et que cela les dérangerait.

Le sieur Diderot a fait venir à Vincennes un dessinateur intelligent nommé Goussier ; il a voulu travailler avec lui à l’arrangement et à la réduction des dessins, mais faute d’échelle et faute d’avoir les objets présents, ils n’ont su quelle figure leur donner ni quelle place leur assigner dans la planche. L’embarras est plus grand encore dans l’explication de ces mêmes figures, parce que beaucoup d’outils se ressemblent, et que, faute d’avoir les originaux sous les yeux, il serait fort aisé de confondre les uns avec les autres, et de se perdre dans un labyrinthe d’erreurs fort grossières.

Les libraires étaient sur le point de faire commencer les gravures ainsi que l’impression ; le travail de la gravure ne peut être conduit que par l’éditeur, et il n’est pas possible de faire connaître par écrit à un graveur ce qui demande à être rectifié dans son ouvrage ; ce sont des choses qui veulent être montrées au doigt.

Quant à l’impression, il est bien aisé de sentir que huit ou dix volumes in-folio ne peuvent pas s’exécuter à deux lieues d’un éditeur. La multiplicité des épreuves, la nécessité où l’auteur est souvent de se transporter à l’imprimerie, surtout quand il y a, comme dans l’Encyclopédie, des matières d’algèbre et de géométrie, dont il faut enseigner aux ouvriers à placer les caractères, sont des obstacles insurmontables.

Il est encore à observer, Monseigneur, que chacune des parties de l’Encyclopédie ne peut pas être regardée comme un tout, auquel il soit possible de travailler à part ; toutes ces parties sont liées par des renvois continuels des unes aux autres, et cela forme une chaîne qui exigerait que tous les manuscrits fussent portés à Vincennes, ce qui ne se pourrait pas faire sans courir le risque de tout brouiller, et par conséquent de tout perdre. La quantité de ces manuscrits est si considérable, qu’il y a de quoi remplir une chambre, ce qui en rend encore le transport plus difficile.

D’ailleurs un ouvrage tel que celui-ci ne peut pas se faire sans un grand nombre de livres différents qu’il faudrait aussi transporter. Le sieur Diderot ni les libraires n’ont pas les livres nécessaires à cet ouvrage, il faut continuellement recourir aux bibliothèques publiques ; et Votre Grandeur sait qu’il serait impossible de les y emprunter, surtout en si grand nombre, pour être transportés hors de Paris. M. l’abbé Sallier, qui a bien voulu aider le sieur Diderot des livres de la bibliothèque du Roi, peut rendre témoignage à Votre Grandeur du besoin continuel qu’on en a eu jusqu’à la fin de l’ouvrage.

Les libraires supplient Votre Grandeur de vouloir bien se laisser toucher de nouveau de l’embarras ruineux dans lequel les jette l’éloignement du sieur Diderot, et de leur accorder son retour à Paris en faveur de l’impossibilité où il est de travailler à Vincennes.


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