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MANIÈRE DE BIEN JUGER


DANS LES


OUVRAGES DE PEINTURE


OUVRAGE POSTHUME DE M. L’ABBÉ LAUGIER[1]


Publié et augmenté de notes intéressantes par M. ***[2]


1771




Vous avez raison, monsieur l’abbé, tout consiste à examiner si l’image est fidèle et si la ressemblance est parfaite. Cet examen serait-il interdit à quiconque n’est pas entré dans le sanctuaire de l’art ? Ma foi, j’en ai bien peur. J’ai vu autant et plus de tableaux que vous, je les ai vus avec la plus grande attention ; ils sont tous aussi correctement dans mon imagination qu’entre leurs bordures ; ma tête en a emmagasiné plus que tous les potentats du monde n’en peuvent acquérir. Je suis homme de lettres comme vous. Les qualités que vous exigez d’un bon juge : un grand amour de l’art, un esprit fin et pénétrant, un raisonnement solide, une âme pleine de sensibilité et une équité rigoureuse, je puis me flatter de les posséder au même degré que vous qui vous donnez pour un connaisseur, puisque vous vous proposez d’apprendre aux autres à s’y connaître ; car il serait aussi trop ridicule de donner leçon de ce qu’on ignore. Eh bien ! avec tout cela, si nous voulons tous les deux être sincères avec nous-mêmes, nous nous avouerons que quand on a lu votre ouvrage, et même quand on l’a fait, on ne discerne pas encore une médiocre copie d’un sublime original, qu’on est exposé à couvrir de croûtes les murs de son cabinet, et qu’on appréciera à cent pistoles un tableau de dix mille francs, et à dix mille francs un tableau de cent pistoles.

  1. Extrait de la Correspondance littéraire de Grimm, décembre 1771. Cet article fait partie des manuscrits de Diderot à l’Ermitage.
  2. Par M. Cochin ; Paris, 1771, in-12.