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longue et vaste fabrique reçoit encore la lumière par son ouverture du fond. On voit à gauche, en dehors, une fontaine ; au-dessus de cette fontaine, une statue antique assise ; au-dessous du piédestal de cette statue, un bassin élevé sur un massif de pierre ; autour de ce bassin, au-devant de la galerie, dans les entre-colonnements, une foule de petites figures, de petits groupes, de petites scènes très-variées. On puise de l’eau, on se repose, on se promène, on converse. Voilà bien du mouvement et du bruit. Je vous en dirai mon avis ailleurs, monsieur Robert ; tout à l’heure. Vous êtes un habile homme. Vous excellerez, vous excellez dans votre genre. Mais étudiez Vernet. Apprenez de lui à dessiner, à peindre, à rendre vos figures intéressantes ; et puisque vous vous êtes voué à la peinture des ruines, sachez que ce genre a sa poétique. Vous l’ignorez absolument. Cherchez-la. Vous avez le faire, mais l’idéal vous manque. Ne sentez-vous pas qu’il y a trop de figures ici ; qu’il en faut effacer les trois quarts ? Il n’en faut réserver que celles qui ajouteront à la solitude et au silence. Un seul homme, qui aurait erré dans ces ténèbres, les bras croisés sur la poitrine et la tête penchée, m’aurait affecté davantage. L’obscurité seule, la majesté de l’édifice, la grandeur de la fabrique, l’étendue, la tranquillité, le retentissement sourd de l’espace m’aurait fait frémir. Je n’aurais jamais pu me défendre d’aller rêver sous cette voûte, de m’asseoir entre ces colonnes, d’entrer dans votre tableau. Mais il y a trop d’importuns. Je m’arrête. Je regarde. J’admire et je passe. Monsieur Robert, vous ne savez pas encore pourquoi les ruines font tant de plaisir, indépendamment de la variété des accidents qu’elles montrent ; et je vais vous en dire ce qui m’en viendra sur-le-champ.

Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je jette les yeux, les objets qui m’entourent m’annoncent une fin et me résignent à celle qui m’attend. Qu’est-ce que mon existence éphémère, en comparaison de celle de ce rocher qui s’affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces masses suspendues au-dessus de ma tête et qui s’ébranlent ? Je vois le marbre des tombeaux tomber en poussière ; et je ne veux