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La nuit dérobe les formes, donne de l’horreur aux bruits ; ne fût-ce que celui d’une feuille, au fond d’une forêt, il met l’imagination en jeu ; l’imagination secoue vivement les entrailles ; tout s’exagère. L’homme prudent entre en méfiance ; le lâche s’arrête, frémit ou s’enfuit ; le brave porte la main sur la garde de son épée.

Les temples sont obscurs. Les tyrans se montrent peu ; on ne les voit point, et à leurs atrocités on les juge plus grands que nature. Le sanctuaire de l’homme civilisé et de l’homme sauvage est rempli de ténèbres. C’est de l’art de s’en imposer à soi-même qu’on peut dire :

Quod latet arcana non enarrabile fibra.

A. Persii Flacci sat. V, v. 29.

Prêtres, placez vos autels, élevez vos édifices au fond des forêts. Que les plaintes de vos victimes percent les ténèbres. Que vos scènes mystérieuses, théurgiques, sanglantes, ne soient éclairées que de la lueur funeste des torches. La clarté est bonne pour convaincre ; elle ne vaut rien pour émouvoir. La clarté, de quelque manière qu’on l’entende, nuit à l’enthousiasme. Poëtes, parlez sans cesse d’éternité, d’infini, d’immensité, du temps, de l’espace, de la divinité, des tombeaux, des mânes, des enfers, d’un ciel obscur, des mers profondes, des forêts obscures, du tonnerre, des éclairs qui déchirent la nue. Soyez ténébreux. Les grands bruits ouïs au loin, la chute des eaux qu’on entend sans les voir, le silence, la solitude, le désert, les ruines, les cavernes, le bruit des tambours voilés, les coups de baguette séparés par des intervalles, les coups d’une cloche interrompus et qui se font attendre, le cri des oiseaux nocturnes, celui des bêtes féroces en hiver, pendant la nuit, surtout s’il se mêle au murmure des vents, la plainte d’une femme qui accouche, toute plainte qui cesse et qui reprend, qui reprend avec éclat, et qui finit en s’éteignant ; il y a, dans toutes ces choses, je ne sais quoi de terrible, de grand et d’obscur.

Ce sont ces idées accessoires, nécessairement liées à la nuit et aux ténèbres, qui achèvent de porter la terreur dans le cœur d’une jeune fille qui s’achemine vers le bosquet obscur où elle