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l’art devraient être spécialement à cœur, en qualité de premier peintre du roi, c’est au moment où vous obtenez ce titre, que vous donnez la première atteinte à une de nos plus utiles institutions, et cela par la crainte d’entendre une vérité dure ? Vous n’avez pas conçu quelle pouvait être la suite de votre exemple ! Si les grands maîtres se retirent, les subalternes se retireront, ne fût-ce que pour se donner un air de grands maîtres ; bientôt les murs du Louvre seront tout nus, ou ne seront couverts que du barbouillage de polissons, qui ne s’exposeront que parce qu’ils n’ont rien à perdre à se laisser voir; et cette lutte annuelle et publique des artistes venant à cesser, l’art s’acheminera rapidement à sa décadence. Mais, à cette considération la plus importante, il s’en joint une autre qui n’est pas à négliger. Voici comment raisonnent la plupart des hommes opulents qui occupent les grands artistes : « La somme que je vais mettre en dessins de Boucher, en tableaux de Vernet, de Casanove, de Loutherbourg, est placée au plus haut intérêt. Je jouirai toute ma vie de la vue d’un excellent morceau. L’artiste mourra ; et mes enfants ou moi nous retirerons de ce morceau vingt fois le prix de son premier achat. » Et c’est très-bien raisonné ; et les héritiers voient sans chagrin un pareil emploi de la richesse qu’ils convoitent. Le cabinet de M. de Julienne a rendu à la vente [1] beaucoup au delà de ce qu’il avait coûté. J’ai à présent sous mes yeux un paysage que Vernet fit à Rome pour un habit, veste et culotte, et qui vient d’être acheté mille écus. Quel rapport y a-t-il entre le salaire qu’on accordait aux maîtres anciens, et la valeur que nous mettons à leurs ouvrages ? Ils ont donné, pour un morceau de pain, telle composition que nous offririons inutilement de couvrir d’or. Le brocanteur ne vous lâchera pas un tableau du Corrége pour un sac d’argent dix fois aussi lourd que le sac de liards sous lequel un infâme cardinal le fit mourir [2].

Mais à quoi cela revient-il ? me direz-vous. Qu’est-ce que l’histoire du Corrége et la vente des tableaux de M. de Julienne

  1. Cette vente fut faite en 1767. Le tableau de Vernet que cite Diderot est sans doute les Travaux d’un port de mer, qui fut vendu 3,915 livres.
  2. Antoine Allegri, dit Le Corrége, mourut en 1534, par suite d’une fièvre qu’il gagna à son retour de Parme, où il était allé recevoir le prix d’un tableau pour le dôme de la cathédrale. Le chapitre, peu reconnaissant, le lui avait payé 200 livres en monnaie de cuivre que Le Corrége eut l’empressement de porter à sa famille pendant la plus grande chaleur de l’été. (BR.)