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sa langue propre, individuelle, et parle comme il sent ; est froid ou chaud, rapide ou tranquille ; est lui et n’est que lui, tandis qu’à l’idée et à l’expression il paraît ressembler à un autre.

— J’ai, dit l’abbé, souvent été frappé de la disparate de la chose et du ton.

— Et moi aussi ; quoique cette langue d’accents soit infinie, elle s’entend. C’est la langue de nature ; c’est le modèle du musicien ; c’est la source vraie du grand symphoniste. Je ne sais quel auteur a dit : Musices seminarium accentus.

— C’est Capella. Jamais aussi vous n’avez entendu chanter le même air, à peu près de la même manière, par deux chanteurs. Cependant, et les paroles et le chant, et la mesure et le ton, autant d’entraves données, semblaient devoir concourir à fortifier l’identité de l’effet. Il en arrive cependant tout le contraire ; c’est qu’alors la langue du sentiment, la langue de nature, l’idiome individuel était parlé en même temps que la langue pauvre et commune. C’est que la variété de la première de ces langues détruisait toutes les identités de la seconde, des paroles, du ton, de la mesure et du chant. Jamais, depuis que le monde est monde, deux amants n’ont dit identiquement, je vous aime ; et dans l’éternité qui lui reste à durer, jamais deux femmes ne répondront identiquement, vous êtes aimé. Depuis que Zaïre est sur la scène, Orosmane n’a pas dit et ne dira pas deux fois identiquement : Zaïre, vous pleurez. Cela est dur à avancer.

— Et à croire.

— Cela n’en est pas moins vrai. C’est la thèse des deux grains de sable de Leibnitz.

— Et quel rapport, s’il vous plaît, entre cette bouffée de métaphysique, vraie ou fausse, et l’effet de l’esprit philosophique sur la poésie ?

— C’est, cher abbé, ce que je vous laisse à chercher de vous-même. Il faut bien que vous vous occupiez encore un peu de moi, quand je n’y serai plus. Il y a dans la poésie toujours un peu de mensonge. L’esprit philosophique nous habitue à le discerner ; et adieu l’illusion et l’effet. Les premiers des sauvages qui virent à la proue d’un vaisseau une image peinte, la prirent pour un être réel et vivant ; et ils y portèrent leurs mains. Pourquoi les contes des fées font-ils tant d’impression