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de signes si disparates qui ne confinent, point d’idées si bizarres qui ne se touchent. Combien de choses heureusement amenées par la rime dans nos poëtes ! »

Après un second instant de silence et de réflexion, j’ajoutai : « Les philosophes disent que deux causes diverses ne peuvent produire un effet identique ; et s’il y a un axiome dans la science qui soit vrai, c’est celui-là ; et deux causes diverses en nature, ce sont deux hommes… » Et l’abbé, dont la rêverie allait apparemment le même chemin que la mienne, continua en disant : « Cependant deux hommes ont la même pensée et la rendent par les mêmes expressions ; et deux poëtes ont quelquefois fait deux mêmes vers sur un même sujet. Que devient donc l’axiome ?

— Ce qu’il devient ? il reste intact.

— Et comment cela, s’il vous plaît ?

— Comment ? C’est qu’il n’y a dans la même pensée rendue par les mêmes expressions, dans les deux vers faits sur un même sujet, qu’une identité de phénomène apparente ; et c’est la pauvreté de la langue qui occasionne cette apparence d’identité.

— J’entrevois, dit l’abbé ; à votre avis, les deux parleurs qui ont dit la même chose dans les mêmes mots ; les deux poëtes qui ont fait les deux mêmes vers sur le même sujet, n’ont eu aucune sensation commune ; et si la langue avait été assez féconde pour répondre à toute la variété de leurs sensations, ils se seraient exprimés tout diversement.

— Fort bien, l’abbé.

— Il n’y aurait pas eu un mot commun dans leurs discours.

— À merveille.

— Pas plus qu’il n’y a un accent commun dans leur manière de prononcer, une même lettre dans leur écriture.

— C’est cela ; et si vous n’y prenez garde, vous deviendrez philosophe.

— C’est une maladie facile à gagner avec vous.

— Vraie maladie, mon cher abbé. C’est cette variété d’accents, que vous avez très-bien remarquée, qui supplée à la disette des mots, et qui détruit les identités si fréquentes d’effets produits par les mêmes causes. La quantité des mots est bornée ; celle des accents est infinie ; c’est ainsi que chacun a