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— L’imagination et le jugement sont deux qualités communes et presque opposées. L’imagination ne crée rien, elle, imite, elle compose, combine, exagère, agrandit, rapetisse. Elle s’occupe sans cesse de ressemblances. Le jugement observe, compare, et ne cherche que des différences. Le jugement est la qualité dominante du philosophe ; l’imagination, la qualité dominante du poëte.

— L’esprit philosophique est-il favorable ou défavorable à la poésie ? Grande question presque décidée parce peu de mots.

— Il est vrai. Plus de verve chez les peuples barbares que chez les peuples policés ; plus de verve chez les Hébreux que chez les Grecs ; plus de verve chez les Grecs que chez les Romains ; plus de verve chez les Romains que chez les Italiens et les Français ; plus de verve chez les Anglais que chez ces derniers. Partout décadence de la verve et de la poésie, à mesure que l’esprit philosophique a fait des progrès : on cesse de cultiver ce qu’on méprise. Platon chasse les poëtes de sa cité. L’esprit philosophique veut des comparaisons plus resserrées, plus strictes, plus rigoureuses ; sa marche circonspecte est ennemie du mouvement et des figures. Le règne des images passe à mesure que celui des choses s’étend. Il s’introduit par la raison une exactitude, une précision, une méthode, pardonnez-moi le mot, une sorte de pédanterie qui tue tout. Tous les préjugés civils et religieux se dissipent ; et il est incroyable combien l’incrédulité ôte de ressources à la poésie. Les mœurs se policent, les usages barbares, poétiques et pittoresques cessent ; et il est incroyable le mal que cette monotone politesse fait à la poésie. L’esprit philosophique amène le style sentencieux et sec. Les expressions abstraites qui renferment un grand nombre de phénomènes se multiplient et prennent la place des expressions figurées. Les maximes de Sénèque et de Tacite succédèrent partout aux descriptions animées, aux tableaux de Tite-Live et de Cicéron ; Fontenelle et La Motte à Bossuet et Fénelon. Quelle est, à votre avis, l’espèce de poésie qui exige le plus de verve ? L’ode, sans contredit. Il y a longtemps qu’on ne fait plus d’odes. Les Hébreux en ont fait, et ce sont les plus fougueuses. Les Grecs en ont fait, mais déjà avec moins d’enthousiasme que les Hébreux. Le philosophe raisonne, l’enthousiaste sent. Le philosophe est sobre, l’enthousiaste est ivre. Les