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que tu es grande ! Ô Nature ! que tu es imposante, majestueuse et belle ! C’est tout ce que je disais au fond de mon âme ; mais comment pourrais-je vous rendre la variété des sensations délicieuses dont ces mots répétés en cent manières diverses étaient accompagnés ? On les aurait sans doute toutes lues sur mon visage ; on les aurait distinguées aux accents de ma voix, tantôt faibles, tantôt véhéments, tantôt coupés, tantôt continus. Quelquefois mes yeux et mes bras s’élevaient vers le ciel ; quelquefois ils retombaient à mes côtés, comme entraînés de lassitude. Je crois que je versai quelques larmes. Vous, mon ami, qui connaissez si bien l’enthousiasme et son ivresse, dites-moi quelle est la main qui s’était placée sur mon cœur, qui le serrait, qui le rendait alternativement à son ressort, et suscitait dans tout mon corps ce frémissement qui se fait sentir particulièrement à la racine des cheveux, qui semblent alors s’animer et se mouvoir !

Qui sait le temps que je passai dans cet état d’enchantement ? Je crois que j’y serais encore, sans un bruit confus de voix qui m’appelaient : c’étaient celles de nos petits élèves et de leur instituteur. J’allai les rejoindre à regret, et j’eus tort. Il était tard ; j’étais épuisé ; car toute sensation violente épuise ; et je trouvai sur l’herbe des carafons de cristal remplis d’eau et de vin, avec un énorme pâté qui, sans avoir l’aspect auguste et sublime du site dont je m’étais arraché, n’était pourtant pas déplaisant à voir. Ô rois de la terre ! quelle différence de la gaieté, de l’innocence et de la douceur de ce repas frugal et sain, et de la triste magnificence de vos banquets ! Les dieux, assis à leur table, regardent aussi du haut de leurs célestes demeures le même spectacle qui attache nos regards. Du moins, les poëtes du paganisme n’auraient pas manqué de le dire. Ô sauvages habitants des forêts, hommes libres qui vivez encore dans l’état de nature, et que notre approche n’a point corrompus, que vous êtes heureux, si l’habitude qui affaiblit toutes les jouissances, et qui rend les privations plus amères, n’a point altéré le bonheur de votre vie !

Nous abandonnâmes les débris de notre repas aux domestiques qui nous avaient servis ; et, tandis que nos jeunes élèves se livraient sans contrainte aux amusements de leur âge, leur instituteur et moi, sans cesse distraits par les beautés de la nature,