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nous dérobait à l’ardeur du soleil, lorsque tout à coup je me trouvai placé en face du paysage qui suit. Je ne vous en dis rien ; vous en jugerez.

Sixième site. — Imaginez à droite la cime d’un rocher qui se perd dans la nue. Il était dans le lointain, à en juger par les objets interposés, et la manière terne et grisâtre dont il était éclairé. Proche de nous, toutes les couleurs se distinguent ; au loin, elles se confondent en s’éteignant ; et leur confusion produit un blanc mat. Imaginez, au devant de ce rocher, et beaucoup plus voisin, une fabrique de vieilles arcades, sur le ceintre de ces arcades une plate-forme qui conduisait à une espèce de phare, au delà de ce phare, à une grande distance, des monticules. Proche des arcades, mais tout à fait à notre droite, un torrent qui se précipitait d’une énorme hauteur, et dont les eaux écumeuses étaient resserrées dans la crevasse profonde d’un rocher, et brisées dans leur chute par des masses informes de pierres ; vers ces masses, quelques barques à flot ; à notre gauche, une langue de terre où des pêcheurs et autres gens étaient occupés. Sur cette langue de terre un bout de forêt éclairé par la lumière qui venait d’au delà ; entre ce paysage de la gauche, le rocher crevassé et la fabrique de pierres, une échappée de mer qui s’étendait à l’infini, et sur cette mer quelques bâtiments dispersés ; à droite, les eaux de la mer baignaient le pied du phare et d’une autre longue fabrique adjacente, en retour d’équerre, qui s’enfuyait dans le lointain.

Si vous ne faites pas un effort pour vous bien représenter ce site, vous me prendrez pour un fou, lorsque je vous dirai que je poussai un cri d’admiration, et que je restai immobile et stupéfait. L’abbé jouit un moment de ma surprise ; il m’avoua qu’il s’était usé sur les beautés de nature, mais qu’il était toujours neuf pour la surprise qu’elles causaient aux autres, ce qui m’expliqua la chaleur avec laquelle les gens à cabinet y appelaient les curieux. Il me laissa pour aller à ses élèves qui étaient assis à terre, le dos appuyé contre des arbres, leurs livres épars sur l’herbe, et le couvercle du panier posé sur leurs genoux, et leur servant de pupitre. À quelque distance, les valets fatigués se reposaient étendus, et moi, j’errais incertain sous quel point je m’arrêterais et verrais. Ô Nature !