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Cette analogie se reconnaîtrait-elle par l’expérience ? En aurais-je un pressentiment secret ?… Serait-ce à des expériences réitérées que je devrais cet attrait, cette répugnance, qui, réveillée subitement, forme la rapidité de mes jugements ?… Quel inépuisable fonds de recherches !… Dans cette recherche, quel est le premier objet à connaître ?… Moi… Que suis-je ?… Qu’est-ce qu’un homme ?… Un animal ?… sans doute ; mais le chien est un animal aussi ; le loup est un animal aussi. Mais l’homme n’est ni un loup ni un chien… Quelle notion précise peut-on avoir du bien et du mal, du beau et du laid, du bon et du mauvais, du vrai et du faux, sans une notion préliminaire de l’homme ?… Mais si l’homme ne se peut définir… tout est perdu… Combien de philosophes, faute de ces observations si simples, ont fait à l’homme la morale des loups, aussi bêtes en cela que s’ils avaient prescrit aux loups la morale de l’homme !… Tout être tend à son bonheur ; et le bonheur d’un être ne peut être le bonheur d’un autre… La morale se renferme donc dans l’enceinte de l’espèce… Qu’est-ce qu’une espèce ?… Une multitude d’individus organisés de la même manière… Quoi ! l’organisation serait la base de la morale !… Je le crois… Mais Polyphème, qui n’eut presque rien de commun dans son organisation avec les compagnons d’Ulysse, ne fut donc pas plus atroce, en mangeant les compagnons d’Ulysse, que les compagnons d’Ulysse en mangeant un lièvre ou un lapin ?… Mais les rois, mais Dieu, qui est le seul de son espèce ?…

Le soleil, qui touchait à son horizon, disparut ; la mer prit tout à coup un aspect plus sombre et plus solennel. Le crépuscule, qui n’est d’abord ni le jour ni la nuit, image de nos faibles pensées ; image qui avertit le philosophe de s’arrêter dans ses spéculations, avertit aussi le voyageur de ramener ses pas vers son asile. Je m’en revenais donc, et je pensais que s’il y avait une morale propre à une espèce, peut-être dans la même espèce y avait-il une morale propre à différents individus, ou du moins à différentes conditions ou collections d’individus semblables ; et pour ne pas vous scandaliser par un exemple trop sérieux, une morale propre aux artistes, ou à l’art, et que cette morale pourrait bien être au rebours de la morale usuelle. Oui, mon ami, j’ai bien peur que l’homme n’aille droit au malheur par la voie qui conduit l’imitateur de la nature au sublime. Se jeter