Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XI.djvu/132

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lité publique, l’effrénée liberté d’examiner, d’observer ou de fouler aux pieds les mauvaises lois, conduira bientôt à l’examen, au mépris et à l’infraction des bonnes.

Cinquième site. — J’allais devant moi, ruminant ces objections, qui me paraissaient fortes, lorsque je me trouvai entre des arbres et des rochers, lieu sacré par son silence et son obscurité. Je m’arrêtai là, et je m’assis. J’avais à ma droite un phare, qui s’élevait du sommet des rochers. Il allait se perdre dans la nue ; et la mer, en mugissant, venait se briser à ses pieds. Au loin, des pêcheurs et des gens de mer étaient diversement occupés. Toute l’étendue des eaux agitées s’ouvrait devant moi ; elle était couverte de bâtiments dispersés. J’en voyais s’élever au-dessus des vagues, tandis que d’autres se perdaient au-dessous, chacun, à l’aide de ses voiles et de sa manœuvre, suivant des routes contraires, quoique poussé par un même vent : image de l’homme et du bonheur, du philosophe et de la vérité.

Nos philosophes auraient été d’accord sur leur définition de la vertu, si la loi était toujours l’organe de l’utilité publique ; mais il s’en manquait beaucoup que cela fût, et il était dur d’assujettir des hommes sensés, par le respect pour une mauvaise loi, mais bien évidemment mauvaise, à l’autoriser de leur exemple, et à se souiller d’actions contre lesquelles leur âme et leur conscience se révoltaient. Quoi donc ! habitant de la côte du Malabar, égorgerai-je mon enfant, le pilerai-je, me frotterai-je de sa graisse pour me rendre invulnérable ?… me plierai-je à toutes les extravagances des nations ? couperai-je ici les testicules à mon fils ? là, foulerai-je aux pieds ma fille, pour la faire avorter ? ailleurs, immolerai-je des hommes mutilés, une foule de femmes emprisonnées, à ma débauche et à ma jalousie ?… Pourquoi non ? des usages aussi monstrueux ne peuvent durer, et puis, s’il faut opter, être méchant homme ou bon citoyen ; puisque je suis membre d’une société, je serai bon citoyen si je puis. Mes bonnes actions seront à moi ; c’est à la loi à répondre des mauvaises. Je me soumettrai à la loi, et je réclamerai contre elle… Mais si cette réclamation, prohibée par la loi même, est un crime capital ?… Je me tairai ou je m’éloignerai… Socrate dira, lui : Ou je parlerai ou je périrai.