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de joie, son cahier à la main. L’abbé, qui préférait de causer avec moi à aller à son devoir, car le devoir est une des choses les plus déplaisantes de ce monde : c’est toujours caresser sa femme et payer ses dettes ; l’abbé renvoya l’enfant, me demanda la lecture du paragraphe suivant. « Lisez, l’abbé ; » et l’abbé lut :

«  « Un imitateur de nature rapportera toujours son ouvrage à quelque but important. Je ne prétends point que ce soit en lui méthode, projet, réflexion ; mais instinct, pente secrète, sensibilité naturelle, goût exquis et grand. Lorsqu’on présenta à Voltaire Denys le Tyran, première et dernière tragédie de Marmontel[1], le vieux poëte dit : « Il ne fera jamais rien, il n’a pas le secret… »

— Le génie peut-être ?

— Oui, l’abbé, le génie, et puis le bon choix des sujets ; l’homme de nature opposé à l’homme civilisé ; l’homme sous l’empire du despotisme ; l’homme accablé sous le joug de la tyrannie ; des pères, des mères, des époux, les liens les plus sacrés, les plus doux, les plus violents, les plus généraux, les maux de la société, la loi inévitable de la fatalité, les suites des grandes passions ; il est difficile d’être fortement ému d’un péril qu’on n’éprouvera peut-être jamais. Moins la distance du personnage à moi est grande, plus l’attraction est prompte ; plus l’adhésion est forte. On a dit :

........Si vis me flere, dolendum est
Primum ipsi tibi.

Horat. de Arte poet., v. 102 et 103.

Mais tu pleureras tout seul, sans que je sois tenté de mêler une larme aux tiennes, si je ne puis me substituer à ta place : il faut que je m’accroche à l’extrémité de la corde qui te tient suspendu dans les airs, ou je ne frémirai pas.

— Ah ! j’entends à présent.

— Quoi, l’abbé ?

— Je fais deux rôles, je suis double ; je suis Le Couvreur, et je reste moi. C’est le moi Le Couvreur qui frémit et qui souffre, et c’est le moi tout court qui a du plaisir.

  1. Lorsque Diderot écrivait ce passage, Marmontel avait cependant donné plusieurs autres tragédies : Aristomène en 1749, Cléopâtre en 1750, les Héraclides en 1752, et Numitor qui n’a point été représenté ; toutes pièces médiocres, et telle est l’idée que veut exprimer le critique. (Br.)