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rera pas sa maîtresse au milieu des flammes, s’il peut se promettre de s’y précipiter comme Alcibiade, et de la sauver entre ses bras ? Nous aimons mieux voir sur la scène l’homme de bien souffrant, que le méchant puni ; et sur le théâtre du monde, au contraire, le méchant puni que l’homme de bien souffrant. C’est un beau spectacle que celui de la vertu sous les grandes épreuves. Les efforts les plus terribles tournés contre elle ne nous déplaisent pas. Nous nous associons volontiers en idée au héros opprimé. L’homme le plus épris de la fureur, de la tyrannie, laisse là le tyran, et le voit tomber avec joie dans la coulisse, mort d’un coup de poignard. Le bel éloge de l’espèce humaine, que ce jugement impartial du cœur en faveur de l’innocence ! Une seule chose peut nous rapprocher du méchant ; c’est la grandeur de ses vues, l’étendue de son génie, le péril de son entreprise. Alors, si nous oublions sa méchanceté pour courir son sort ; si nous conjurons contre Venise avec le comte de Bedmar, c’est la vertu qui nous subjugue encore sous une autre face. » »

— Cher abbé, observez en passant combien l’historien éloquent peut être dangereux ; et continuez…

« « . . . Nous allons au théâtre chercher de nous-mêmes une estime que nous ne méritons pas, prendre bonne opinion de nous ; partager l’orgueil des grandes actions que nous ne ferons jamais ; ombres vaines des fameux personnages qu’on nous montre. Là, prompts à embrasser, à serrer contre notre sein la vertu menacée, nous sommes bien sûrs de triompher avec elle, ou de la lâcher quand il en sera temps ; nous la suivons jusqu’au pied de l’échafaud, mais pas plus loin ; et personne n’a mis sa tête sur le billot à côté de celle du comte d’Essex[1] ; aussi le parterre est-il plein, et les lieux de la misère réelle sont-ils vides. S’il fallait sérieusement subir la destinée du malheureux mis en scène, les loges seraient désertes. Le poëte, le peintre, le statuaire, le comédien, sont des charlatans qui nous vendent à peu de frais la fermeté du vieil Horace, le patriotisme du vieux Caton, en un mot, le plus séduisant des flatteurs. » »

L’abbé en était là, lorsqu’un de ses élèves entra, sautant

  1. Dans la tragédie de Thomas Corneille. (Br.)