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cessé d’être fort ? Vous n’avez donc jamais arrêté vos regards sur celle qui venait de vous faire le plus grand sacrifice qu’une femme honnête puisse faire ? Vous n’avez donc…

— Pardonnez-moi, j’ai… j’ai éprouvé la chose ; mais je n’en ai jamais su la raison, et je vous la demande.

— Quelle question vous me faites là, cher abbé ! Nous y serions encore demain ; et tandis que nous passerions assez agréablement notre temps, vos disciples perdraient le leur.

— Un mot seulement.

— Je ne saurais. Allez à votre thème et à votre version.

— Un mot.

— Non, non, pas une syllabe ; mais prenez mes tablettes, cherchez au verso du premier feuillet, et peut-être y trouverez-vous quelques lignes qui mettront votre esprit en train. »

L’abbé prend les tablettes, et tandis que je m’habillais, il lut : « La Rochefoucauld a dit que, dans les plus grands malheurs des personnes qui nous sont le plus chères, il y a toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas[1]. »

« Est-ce cela, me dit l’abbé ?

— Oui.

— Mais cela ne vient guère à la chose.

— Allez toujours. »

Et il continua.

« « N’y aurait-il pas à cette idée un côté vrai et moins affligeant pour l’espèce humaine ? Il est beau, il est doux de compatir aux malheureux ; il est beau, il est doux de se sacrifier pour eux. C’est à leur infortune que nous devons la connaissance flatteuse de l’énergie de notre âme. Nous ne nous avouons pas aussi franchement à nous-mêmes qu’un certain chirurgien le disait à son ami : Je voudrais que vous eussiez une jambe cassée ; et vous verriez ce que je sais faire. Mais tout ridicule que ce souhait paraisse, il est caché au fond de tous les cœurs ; il est naturel, il est général. Qui est-ce qui ne dési-

  1. Cette pensée de La Rochefoucauld : « Dans l’adversité de nos meilleurs amis nous trouvons toujours quelque chose qui ne nous déplaît pas, » était sous le no 99, dans l’édition de 1665 ; mais l’auteur la retrancha dans les éditions postérieures. Elle a cependant reparu dans les éditions modernes, sauf dans celle de M. G. Duplessis (Bibliothèque elzevirienne), où elle n’est rappelée, comme cela doit être, qu’en note.