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je lui accorderais de journées. Il était neuf heures du matin, et tout dormait encore autour de nous. Entre un assez grand nombre d’hommes aimables et de femmes charmantes que ce séjour rassemblait, et qui tous s’étaient sauvés de la ville, à ce qu’ils disaient, pour jouir des agréments, du bonheur de la campagne, aucun qui eût quitté son oreiller, qui voulût respirer la première fraîcheur de l’air, entendre le premier chant des oiseaux, sentir le charme de la nature ranimée par les vapeurs de la nuit, recevoir le premier parfum des fleurs, des plantes et des arbres. Ils semblaient ne s’être faits habitants des champs que pour se livrer plus sûrement et plus continûment aux ennuis de la ville. Si la compagnie de l’abbé n’était pas tout à fait celle que j’aurais choisie, je m’aimais encore mieux avec lui que seul. Un plaisir, qui n’est que pour moi, me touche faiblement et dure peu. C’est pour moi et mes amis que je lis, que je réfléchis, que j’écris, que je médite, que j’entends, que je regarde, que je sens. Dans leur absence, ma dévotion rapporte tout à eux. Je songe sans cesse à leur bonheur. Une belle ligne me frappe-t-elle, ils la sauront. Ai-je rencontré un beau trait, je me promets de leur en faire part. Ai-je sous les yeux quelque spectacle enchanteur, sans m’en apercevoir j’en médite le récit pour eux. Je leur ai consacré l’usage de tous mes sens et de toutes mes facultés ; et c’est peut-être la raison pour laquelle tout s’exagère, tout s’enrichit un peu dans mon imagination et dans mon discours ; ils m’en font quelquefois un reproche, les ingrats !

L’abbé, placé à côté de moi, s’extasiait à son ordinaire sur les charmes de la nature. Il avait répété cent fois l’épithète de beau, et je remarquais que cet éloge commun s’adressait à des objets tous divers. « L’abbé, lui dis-je, cette roche escarpée, vous l’appelez belle ; la forêt sourcilleuse qui la couvre, vous l’appelez belle ; le torrent qui blanchit de son écume le rivage, et qui en fait frissonner le gravier, vous l’appelez beau ; le nom de beau, vous l’accordez, à ce que je vois, à l’homme, à l’animal, à la plante, à la pierre, aux poissons, aux oiseaux, aux métaux. Cependant vous m’avouerez qu’il n’y a aucune qualité physique commune entre ces êtres. D’où vient donc l’attribut commun ?

— Je ne sais, et vous m’y faites penser pour la première fois.