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Quatrième site. — J’en étais là de ma rêverie, nonchalamment étendu dans un fauteuil, laissant errer mon esprit à son gré, état délicieux, où l’âme est honnête sans réflexion, l’esprit juste et délicat sans effort ; où l’idée, le sentiment semble naître en nous de lui-même comme d’un sol heureux. Mes yeux étaient attachés sur un paysage admirable, et je disais : « L’abbé a raison ; nos artistes n’y entendent rien, puisque le spectacle de leurs plus belles productions ne m’a jamais fait éprouver le délire que j’éprouve, le plaisir d’être à moi, le plaisir de me reconnaître aussi bon que je le suis, le plaisir de me voir et de me complaire, le plaisir plus doux encore de m’oublier. Où suis-je dans ce moment ? qu’est-ce qui m’environne ? Je ne le sais, je l’ignore. Que me manque-t-il ? Rien. Que dirai-je ? Rien. S’il est un Dieu, c’est ainsi qu’il est. Il jouit de lui-même. » Un bruit entendu au loin, c’était le coup de battoir d’une blanchisseuse, frappa subitement mon oreille ; et adieu mon existence divine. Mais s’il est doux d’exister à la façon de Dieu, il est aussi quelquefois assez doux d’exister à la façon des hommes. Qu’elle vienne ici seulement, qu’elle m’apparaisse, que je revoie ses grands yeux, qu’elle pose doucement sa main sur mon front, qu’elle me sourie… Que ce bouquet d’arbres vigoureux et touffu fait bien à droite ! Cette langue de terre ménagée en pointe au devant de ces arbres, et descendant par une pente facile vers la surface de ces eaux, est tout à fait pittoresque. Que ces eaux qui rafraîchissent cette péninsule, en baignant sa rive, sont belles ! Ami Vernet, prends tes crayons, et dépêche-toi d’enrichir ton portefeuille de ce groupe de femmes. L’une, penchée vers la surface de l’eau, y trempe son linge ; l’autre, accroupie, le tord ; une troisième, debout, en a rempli le panier qu’elle a posé sur sa tête. N’oublie pas ce jeune homme que tu vois par le dos proche d’elles, courbé vers le fond, et s’occupant du même travail. Hâte-toi, car ces figures prendront dans un instant une autre position moins heureuse peut-être. Plus ta copie sera fidèle, plus ton tableau sera beau. Je me trompe. Tu donneras à ces femmes un peu plus de légèreté, tu les toucheras moins lourdement, tu affaibliras le ton jaunâtre et sec de cette terrasse. Ce pêcheur qui a jeté son filet vers la gauche, à l’endroit où les eaux prennent toute leur étendue, tu le laisseras